Bevilacqua, Christophe : intime nostalgie
Ce n’est pas un hasard si Christophe tient à présenter la nouvelle réédition de Bevilacqua, sorti à l’origine en 1996. C’est en effet l’album le plus autobiographique du chanteur.
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Si beaucoup de musiciens anglo-saxons (Paul McCartney, Bruce Springsteen, Neil Young et d’autres) prennent plaisir, lors d’interviews détaillées et instructives, à évoquer les instants majeurs de leur carrière passée, il est assez rare qu’un chanteur français toujours en activité parle de façon volubile de l’un de ses anciens disques. La plupart d’entre eux, tributaires de leur actualité du moment et des exigences promotionnelles de leur maison de disques, ne semblent s’intéresser qu’à leurs enregistrements les plus récents. La logique marchande du marketing l’emportant sur tout le reste.
Mais Christophe est différent des autres. Lorsqu’il décide de rééditer Bevilacqua , un disque paru en 1996 (et devenu depuis introuvable) qu’il considère comme son plus autobiographique, il tient à s’expliquer. Ses éclaircissements sont d’ailleurs les bienvenus, car il n’est pas forcément aisé de se replonger, ou de se plonger, dans le contenu de cet album étrange, sans gimmicks faciles, où l’instrumentation électronique (Alan Vega, cofondateur du duo new-yorkais Suicide, pionnier du genre, est d’ailleurs présent sur une chanson) et les sonorités technos enveloppent, plus qu’elles n’accompagnent, des paroles jamais évidentes à l’écoute, car souvent murmurées ou enfouies dans la masse musicale. Un parti pris bien sûr revendiqué par leur interprète : « C’est vrai qu’il y a des mots cachés dedans. Mais je ne dis jamais lesquels, car je trouve ça bien de continuer à laisser planer un certain mystère. Sachez quand même, par exemple, que dans la chanson “Point de rencontre”, il y a une vulgarité qui est dite tout au fond, “Imagine ma casquette et mes couilles avec”, mais évidemment peu de gens ont dû l’entendre… »
Un jeu résolument anticommercial avec l’auditeur, qui va à l’encontre de l’idée que certaines personnes ont encore de l’artiste, parfois uniquement associé à ses tubes du milieu des années 1960, « Aline » ou « les Marionnettes ».
Une simplification de perception (il explique d’ailleurs que ses premiers succès découlaient plus « des hasards de la création et des connexions » que d’un désir forcené de réussite) qui bien sûr l’agace : « Ça me fait un peu chier quand aujourd’hui quelqu’un me traite de yé-yé, qui était un truc préfabriqué et formaté, cela veut dire que je ne l’intéresse pas, qu’il n’a rien compris de moi… »
Comprendre Christophe, ou tout du moins suivre de près sa démarche musicale, n’est quand même pas chose aisée. Celui qui forma son premier groupe de rock’n’roll à l’âge de 16 ans, qui adule pareillement Brassens (qu’il considère comme « son Dieu »), John Lee Hooker et la Callas, a en effet souvent été habitué des hit-parades (en 1975 avec « les Mots bleus », ou en 1983 avec « Succès fou »), mais il a aussi réalisé des enregistrements complexes et audacieux pas vraiment destinés à séduire le large public. Aimer ce que nous sommes , son dernier CD, sorti en 2008, fait partie de ceux-là, tout comme Samouraï , un album datant de 1976 qui servit un peu de laboratoire au parolier Boris Bergman juste avant qu’il ne collabore avec Alain Bashung.
Bevilacqua , ses boîtes à rythmes et ses ambiances synthétiques, est bien sûr à classer dans cette catégorie expérimentale plutôt avant-gardiste, même s’il est aussi habité par une touchante nostalgie, palpable dans certains textes, comme celui de « Label obscur », qui évoque les premiers labels qui sortaient des disques de blues, ou dans celui d’« Enzo », une ode à Enzo Ferrari, qui débute par cette strophe superbe : « Rouge est ta couleur gravée dans le cœur de tous les ouvriers. » Une manière détournée pour le chanteur, fana de voitures de sport, de rendre hommage à son grand-père italien : « Il était ramoneur, il était fumiste. C’était un ouvrier toujours habillé de bleu, avec ses passions et sa différence. Vous vous rendez compte, il fabriquait des tuyaux de poêle qu’il transportait ensuite – on ne sait pas trop comment – sur son vélo pour aller les installer chez les gens ! Je continue de l’admirer. Ça me plaisait bien de faire se rejoindre les deux mondes, celui de Ferrari et celui de l’ouvrier… »
Avec ses souvenirs élégamment narrés (plus que réellement chantés), ses gros mots pas vraiment audibles, ses références à des personnages connus ou anonymes, et ses morceaux biscornus à l’intérieur desquels se glisse parfois une mandoline ou un rythme de disco italien, Bevilacqua raconte parfaitement Christophe, quelqu’un qui n’a jamais cherché à faire des concessions aux modes, mais qui les a plusieurs fois anticipées.
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