Des barrages pas si écolos
Une étude menée en Suisse montre que les retenues d’eau construites sous nos latitudes rejettent du méthane, un puissant gaz à effet de serre.
dans l’hebdo N° 1150 Acheter ce numéro
Dans le cadre des opérations de surveillance de routine des barrages suisses, Bernhard Wehrli et son équipe, de l’Institut fédéral de recherche sur l’eau, découvrent un jour des émissions de gaz inhabituelles dans le lac de Wohlen, en aval de la ville de Berne. Les scientifiques vont alors se pencher une année durant sur ce barrage, qui utilise le débit de la rivière Aar pour produire de l’électricité. « En été, le lac fait parfois penser à une coupe de champagne, commente Tonya Del Sontro, doctorante, une multitude de bulles de gaz remontent vers la surface. »
L’analyse a révélé qu’il s’agissait principalement de méthane, gaz à effet de serre 25 fois plus puissant que le gaz carbonique. En moyenne, chaque jour, plus de 150 milligrammes de méthane s’échappent de chaque mètre carré du lac. C’est le taux d’émission le plus élevé jamais mesuré dans un lac européen. Cela correspond au CO2 généré annuellement par 25 millions de kilomètres en voiture. En été, lorsque la température de l’eau atteint 17 °C, ce taux avoisine 330 milligrammes par mètre carré, un niveau équivalent à celui des barrages tropicaux ! Lesquels produisent 20 % des émissions de méthane d’origine humaine. Que se passe-t-il sous la surface de l’Aar ?
La matière organique transportée par la rivière est bloquée par le barrage, puis se dépose au fond du lac. Elle s’accumule dans les sédiments où, en absence d’oxygène, des archéobactéries la dégradent. Cette fermentation engendre du méthane, qui diffuse ensuite dans l’eau sous forme de bulles. En raison de la faible profondeur du lac, 18 mètres au pied de la retenue, le gaz n’est ni dissout dans l’eau ni oxydé avant de parvenir à la surface, contrairement à ce qui se produit dans les grands barrages tropicaux, comme à Petit-Saut, en Guyane. Dans ce dernier, une fraction du méthane est oxydée (en CO2 notamment) par des bactéries dites méthanotrophes, ce qui en atténue le pouvoir d’effet de serre.
D’après les chimistes, deux phénomènes se conjuguent pour expliquer la production record de méthane à Wohlen : une sédimentation importante, près de 2 cm par an, et l’apport de grandes quantités de matière organique. L’Aar traverse en effet les lacs de Thoune et de Brienz, la ville de Berne, forte de plus de 100 000 habitants, et de vastes zones agricoles.
Les émissions du lac bernois démontrent que l’énergie hydroélectrique en région tempérée n’est pas aussi neutre en carbone qu’on le pensait. « Cette donnée n’était pas prise en compte dans le calcul des bilans carbone » , déclare Bernhard Wehrli. Même s’il faut relativiser l’impact : la totalité des émissions de la retenue reste 40 fois inférieure à celle d’une centrale au charbon de puissance équivalente.
Le chercheur estime que d’autres réservoirs de plaine pourraient cependant constituer des « points chauds » d’émission de méthane. « Nous allons démarrer en 2011 une campagne d’analyse au barrage de Verbois, situé sur le Rhône, en aval de Genève. Nous envisageons aussi de mener une étude sur les retenues construites le long du Rhin, en amont de Bâle » , développe-t-il. Une méthode d’investigation plus rapide, proche du sonar, sera testée en 2011 sur le lac de Wohlen.
Les résultats de ces campagnes permettront de déterminer si la Suisse doit revoir la copie de ses engagements de réduction des émissions de gaz à effet de serre dans le cadre du protocole de Kyoto. Ils devraient aussi aider à mieux choisir les sites des nouveaux barrages de façon à limiter les émissions. Quant au barrage de Wohlen, peut-on envisager des améliorations ? « Sur l’ouvrage lui-même, on ne peut rien faire. Mais on peut améliorer les stations d’épuration en amont, dont les rejets alimentent la machine à méthane » , précise Bernhard Wehrli.