Des mots pour le dire

Ce n’est pas « une » catastrophe, mais plusieurs de gravités diverses sur un même site.

Benjamin Dessus  • 28 avril 2011 abonné·es

Aux antipodes de l’état de sidération dans lequel semblent se trouver les plus hauts responsables de l’opérateur japonais Tepco devant l’ampleur, la diversité et le cumul des situations dramatiques auxquelles ils ont à faire face, le classement de « l’accident de Fukushima » sur l’échelle International Nuclear Event Scale (Ines) a fait et continue de faire l’objet d’appréciations différentes. Ainsi, quelques jours après le séisme du 11 mars et alors que le gouvernement japonais s’en tenait encore au niveau 4, le président de l’Autorité de sûreté nucléaire française (ASN) parlait déjà d’un accident de niveau 6. Alors que la situation sur place ne cessait de s’aggraver, certains experts, sur la base des conséquences radiologiques hors site, évoquaient rapidement le niveau 7, c’est-à-dire une catastrophe nucléaire de l’ampleur de celle de Tchernobyl ; et c’est ce classement, le plus élevé sur l’échelle Ines, qui a depuis quelques jours été officiellement adopté par le Japon !
Ces divergences d’appréciation renvoient à une réalité à la fois très complexe et très inquiétante. La catastrophe de Fukushima, en effet, n’est pas « un » accident de niveau 5, 6 ou 7, mais bien le cumul dans un même lieu d’une série encore non maîtrisée d’accidents qui se situent eux-mêmes en différents points de l’échelle Ines.

Dans le réacteur 1, le cœur est partiellement endommagé, de l’eau contaminée a été découverte dans la salle des machines : classement 5 ou 6 ? Des fuites dans la piscine du même réacteur et des émissions radioactives dans l’atmosphère : un deuxième accident – à placer où sur l’échelle ?
Dans le réacteur 2, un cœur en fusion partielle, de l’eau fortement contaminée, l’enceinte de confinement endommagée, et une cuve qui n’est probablement plus étanche : un troisième accident classé pour l’heure 5 (ou 6 ?). Dans le réacteur 3, un cœur en fusion qui a percé la cuve et qui s’attaque au béton : un quatrième accident à placer selon l’évolution de 5 à 7 sur l’échelle Ines. Dans le même bâtiment, une piscine endommagée par une explosion, des débits de dose importants : quelle cotation ?

Et comme cela jusqu’au réacteur 6, avec des incidents (et des accidents ?) de niveaux plus ou moins élevés, en particulier au niveau des piscines de stockage du combustible usé, sans oublier la piscine commune du site, et les incidents notifiés sur d’autres centrales comme la voisine Fukushima Daini, où la perte du refroidissement externe pour trois réacteurs pendant quelques jours a été classée au niveau 3 par l’autorité japonaise de sûreté nucléaire.
Cette série d’accidents, parce qu’elle intervient sur un même site, et qu’elle peut être imputée à une seule et même « cause naturelle » – comme si la catastrophe nucléaire en cours n’était pas aussi une catastrophe industrielle et technologique engageant des responsabilités humaines –, est très logiquement appréhendée comme un tout. Mais à faire ainsi un amalgame trop rapide entre des accidents de natures et d’origines très diverses (par exemple la fusion des cœurs et l’assèchement des piscines), ne risque-t-on pas d’oublier que chacun de ces accidents constitue isolément un événement extrêmement grave ? Ne risque-t-on pas, surtout, en alignant le classement de « l’accident de Fukushima » sur l’accident le plus grave observé sur le site, d’occulter l’essentiel ? Peut-on en effet considérer que trois accidents de niveau 6 s’amalgament pour n’en faire qu’un seul de niveau 6 ? À Tchernobyl, le 26 avril 1986, si les quatre réacteurs de la centrale avaient explosé, au lieu d’un seul, aurait-on pu se contenter du chiffre 7 pour nommer le désastre ?
Fukushima. Au-delà des chiffres, l’humanité trouvera-t-elle un jour un autre mot pour « dire » ce qui s’est passé là-bas d’impensable ?

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