Devons-nous sortir de l’euro ?
L’avenir de la monnaie unique est l’objet d’un débat à gauche. Les économistes Jacques Sapir, partisan de la sortie de l’euro, et Dominique Plihon, membre d’Attac, qui défend son maintien, confrontent leur point de vue.
dans l’hebdo N° 1148 Acheter ce numéro
Politis : La question de la sortie de l’euro a surgi dans le débat public avec les récents succès électoraux du FN, qui propose le retour au franc. La sortie de l’euro fait aussi débat à gauche depuis quelque temps. Y êtes-vous favorables ?
Dominique Plihon : L’abandon de la monnaie unique aurait plus
d’inconvénients que d’avantages, pour la France en particulier. Contrairement à ce qu’affirme le FN, le retour à des monnaies nationales en Europe ne résoudrait pas le problème du chômage. Les effets bénéfiques de l’arme monétaire nationale retrouvée seraient éphémères car tous les pays se lanceraient dans des politiques de dévaluation compétitives qui se neutraliseraient mutuellement. La politique nationaliste et non coopérative proposée par le FN est incompatible avec les valeurs progressistes et altermondialistes.
Jacques Sapir : Le principe de la monnaie unique ne peut s’appliquer
que sur des économies dont l’homogénéité est forte ou qui consentent à de larges transferts budgétaires. La première condition n’est pas remplie – l’euro accroît même l’hétérogénéité entre pays –, et la seconde est « politiquement » impossible. Il faudrait que l’Allemagne accepte un transfert minimum de 2 % de son PIB vers les pays en difficulté. Il est clair qu’il n’y aura pas de majorité en Allemagne pour faire accepter ce niveau de transfert, qui est calculé a minima. La Cour constitutionnelle allemande ne cesse de proclamer qu’il n’y a pas de peuple européen et que seuls les États nations sont le cadre de la démocratie. Or, le consentement à l’impôt, et aux dépenses, est le cœur même de la démocratie.
La seule solution, avec une monnaie commune, consiste à instaurer un contrôle des capitaux aux frontières de cette zone et des politiques de croissance. L’euro, dans sa forme actuelle, est condamné. La question est de savoir si une transition vers ce système sera possible dans le cadre de la zone euro ou s’il faudra, au préalable, en sortir.
Le projet socialiste n’évoque pas le sort de l’euro. Une politique économique de gauche est-elle possible avec l’actuelle monnaie unique ?
Jacques Sapir : Non. L’euro, aujourd’hui, exerce une contrainte qui force les pays à adopter des politiques de plus en plus libérales et antisociales. Le plan de stabilisation
– dont le principe a été adopté mais dont le financement (le passage du Fonds européen de stabilisation financière de 250 à 440 milliards) n’a toujours pas été obtenu – implique des chocs d’ajustements budgétaires inouïs. En pourcentage du PIB, on obtient 7 % pour la France et l’Italie, presque 12 % pour l’Espagne et le Portugal, 17 % pour la Grèce (mais avec « l’aide » du Fonds monétaire international) et 22 % pour l’Irlande [^2]. Tant que l’on acceptera de se plier à ce plan, il n’y aura pas de politique de gauche possible. Ce que l’on peut tenter, c’est subvertir la zone euro. On peut imaginer qu’un gouvernement réellement de gauche décide de renationaliser la Banque de France et rétablisse le système des avances au Trésor public, ainsi que le plancher minimal d’effets publics pour les banques [^3]. Cela signifie prendre consciemment le risque d’un éclatement ou d’une sortie de la zone. En tout état de cause, cette sortie nous sera imposée par la nécessité de retrouver une forte croissance, ce que l’on ne peut faire avec le taux de change actuel de l’euro. La surévaluation actuelle nous coûte entre 1,5 % et 2 % du PIB en croissance.
Dominique Plihon : Ce qui pose problème n’est pas la monnaie unique, mais plutôt les politiques néolibérales qui organisent une concurrence généralisée entre pays européens, dévastatrice pour l’emploi et les politiques sociales. La monnaie unique a des effets négatifs aujourd’hui parce qu’elle est au service des multinationales et des grandes banques. La construction d’une Europe solidaire et écologique doit aller de pair avec une autre conception des politiques économiques, fondée sur la coopération et la solidarité entre pays, et sur une monnaie unique démocratiquement contrôlée et au service de l’intérêt général.
L’euro a-t-il joué son rôle de bouclier contre la crise financière mondiale ?
Jacques Sapir : Le discours européiste (la formule est d’Hubert Védrine) nous affirme que l’euro nous a protégés. Il est aujourd’hui clair que les pays européens qui sont hors de la zone euro ont mieux supporté la crise actuelle, et que l’euro – par la dépression relative qu’il a engendrée et par ses institutions – a favorisé la contamination des pays de la zone par les créances douteuses de 2003 à 2008. Dire, aujourd’hui, que l’euro nous a protégés est une contre-vérité totale et absolue. Il faut imposer des contrôles de capitaux très stricts, et plus généralement une définanciarisation de nos économies. Inutile de dire que jamais il n’y aura d’unanimité sur ce point ! Il faudra donc prendre des mesures unilatérales.
Dominique Plihon : La crise a aggravé les déséquilibres et les inégalités entre les pays de la zone euro car aucun mécanisme, si ce n’est la rigueur salariale et budgétaire organisée par le nouveau « Pacte pour l’euro », n’est venu remplacer les ajustements désormais impossibles entre monnaies nationales. La construction européenne actuelle est incomplète : une monnaie unique en Europe ne peut fonctionner que s’il y a des politiques budgétaires et fiscales communes, ce qui nécessite une union politique et démocratique. Inexistantes aujourd’hui, ces politiques communes sont nécessaires pour permettre des transferts entre les pays riches du centre et ceux de la périphérie de la zone euro fragilisés par la crise. Si cette grave lacune n’est pas comblée, la zone euro risque l’implosion.
Si la crise de l’euro se poursuit, quelles mesures préconisez-vous ?
Jacques Sapir : À l’hiver prochain, nous aurons probablement un ou deux pays qui feront défaut : la Grèce et l’Irlande sont les candidats évidents, et l’Espagne sera obligée de demander à bénéficier du Fonds européen de stabilisation financière. Nous devons nous y préparer. La gauche doit abandonner d’urgence son discours lénifiant sur la question de l’euro et commencer à réfléchir sérieusement aux mesures à prendre. Ces dernières iront de la prise de contrôle sur la Banque de France à la préparation d’une sortie possible de la zone euro, qui – si elle est sérieusement pensée – est parfaitement possible avec des résultats positifs pour la France.
Dominique Plihon : Lors du référendum de 2005, nous avions convaincu la majorité des citoyens français que l’Europe néolibérale conduisait à une impasse. La crise de l’euro nous donne à nouveau raison ! À court terme, la priorité est de sortir du piège de la dette et de combattre les politiques de rigueur socialement injustes et économiquement inefficaces [^4]. Un audit des dettes s’impose, qui doit conduire à annuler les dettes illégitimes. À moyen terme, cette crise doit être l’occasion de réformer, et non pas d’abandonner, l’union économique et monétaire européenne en fondant celle-ci sur des valeurs de solidarité et de coopération, avec des politiques communes pour assurer la transition écologique, en lieu et place de la concurrence généralisée actuelle qui ne peut que mener à la désintégration de l’Europe. L’éclatement de l’Europe conduirait à la montée des nationalismes, avec une nouvelle régression sociale et démocratique.
Nous n’avons pas d’autre choix que de réformer radicalement l’Europe ! J’espère que les mouvements sociaux de résistance aux politiques néolibérales qui se multiplient permettront de créer un nouveau rapport de force en faveur de ce changement.
[^2]: Lire « Euro : la crise est devant nous », de Jacques Sapir, publié sur le site www.marianne2.fr
[^3]: Réserve d’argent obligatoire que doit posséder une banque pour couvrir les risques.
[^4]: Voir les propositions des « économistes atterrés », www.atterres.org