« Il faut suivre de près l’Arabie Saoudite »
Élisabeth Longuenesse, sociologue en poste à Beyrouth, dresse un panorama des révolutions arabes et analyse leurs retombées sur la vie politique libanaise et sur le conflit israélo-palestinien.
dans l’hebdo N° 1149 Acheter ce numéro
Politis : Nous sommes ici à Beyrouth, dans l’un des bâtiments de la Mission culturelle française. Avant de parler des révolutions arabes, évoquons le Liban. La société porte-t-elle encore des traces de la guerre civile ?
Élisabeth Longuenesse : Cette mémoire est toujours vive au Liban, toutes communautés confondues [^2]. Les traces physiques de la guerre, qui a duré globalement de 1975 à 1990 (avec des périodes d’accalmie), sont encore nombreuses, même si la reconstruction a été rapide dans certains cas. Mais il s’est passé beaucoup de choses depuis : le retrait des Israéliens du Liban-Sud, en 2000, l’assassinat de Rafic Hariri en février 2005, suivi par le retrait des Syriens, et surtout la terrible guerre entre Israël et le Hezbollah durant l’été 2006.
Il y a toujours un fort clivage communautaire, mais les enjeux politiques ne sont plus les mêmes que pendant la guerre civile. D’abord, la situation des Palestiniens a changé : l’OLP n’est plus là pour les protéger, leurs conditions de vie, dans les camps et hors des camps, sont misérables, et les groupes sont traversés par la rivalité entre le Fatah et les organisations radicales, comme le Hamas et le Jihad islamique, ou le FPLP-Commandement général (pro-syrien). Ensuite, la vie politique libanaise s’est structurée depuis 2005 en deux camps, entre les partisans de ce qu’on appelle le « 8-Mars » et ceux du « 14-Mars », dates de deux grandes manifestations à Beyrouth après la mort de Rafic Hariri.
Le 8 mars 2005, les partisans des partis pro-syriens, le Hezbollah, Amal, et quelques petits partis chrétiens ou transcommunautaires, sont descendus dans la rue pour affirmer leur fidélité à la Syrie et leur refus de l’interventionnisme occidental. Le 14 mars, une manifestation encore plus massive de l’opposition de l’époque réclamait le départ des Syriens. Avec ces deux manifestations, la vie politique libanaise s’est structurée en deux blocs hégémoniques : l’un autour du Hezbollah, dominé par les partis chiites, alliés au leader chrétien Michel Aoun ; l’autre autour du Courant du futur, le parti (sunnite) fondé par Rafic Hariri et dirigé aujourd’hui par son fils Saad, libéral sur le plan économique, pro-occidental et pro-saoudien. Chacun avec des alliés chrétiens, Forces libanaises pour le « 14-Mars », « aounistes » pour le « 8-Mars ». Walid Joumblatt et son parti (druze), le PSP (Parti socialiste progressiste), d’abord pro-14-Mars, ont récemment rallié le 8-Mars.
Derrière ces deux blocs, il y a, pour le 8-Mars, le soutien de la Syrie et de l’Iran, et, pour le 14-Mars, celui de l’Arabie Saoudite et des Occidentaux. Cette opposition entre chiites et sunnites reproduit au Liban le grand clivage au Moyen-Orient entre Iran et Arabie Saoudite.
Aujourd’hui le monde arabe est en pleine ébullition. Or le Liban semble très calme. Pourquoi ?
C’est d’abord que la situation n’est pas du tout la même. Les soulèvements arabes sont des soulèvements contre des régimes autoritaires et corrompus, et des autocrates en poste depuis des décennies. Or, au Liban, le système politique est pluriel. Toutefois, disent les militants laïques : « Nous, c’est pire, nous avons vingt autocrates, un par communauté ! » Ils se sont donc saisis du mot d’ordre des révolutions arabes – « le peuple veut la chute du régime » – en le transformant en : « Le peuple veut la chute du régime confessionnel » !
Depuis fin février, se sont succédé les manifestations dénonçant un système qui impose une répartition rigide des fonctions politiques entre les communautés (le Président est obligatoirement maronite, le Premier ministre sunnite, le président de la Chambre chiite, le chef de l’armée maronite, etc.). Ce système paralyse la vie politique mais aussi le fonctionnement de l’administration !
Le mouvement d’opposition dénonce également le clientélisme et la corruption que favorise ce système, et avance des revendications sociales ou citoyennes, par exemple l’introduction du mariage civil optionnel, le droit pour les femmes de transmettre leur nationalité, mais aussi une réforme du système électoral. Ce mouvement, tout en restant minoritaire, est progressivement monté en puissance.
Face à cela, on assiste tantôt à des tentatives de récupération par certains partis (en particulier de la part du parti chiite Amal), tantôt à des réactions de crainte de la part de chrétiens interprétant ce mouvement comme visant à mettre un chiite à la présidence de la République. C’est que le confessionnalisme est ancré dans les têtes autant que dans les institutions, ce qui rend son éradication particulièrement difficile.
Quels premiers enseignements tirez-vous des révolutions
en cours dans le monde arabe ?
Il est difficile de faire une cartographie précise de ce qui se passe actuellement. D’abord, parce que la situation continue d’évoluer. Mais il est clair qu’il s’agit d’un tournant pour l’ensemble de la région. On ne pourra pas revenir en arrière ! Quels nouveaux équilibres politiques, dans chaque pays, vont se mettre en place ? Jusqu’à quel point les systèmes politiques se démocratiseront-ils ? Tout cela est difficile à dire aujourd’hui. Et les rapports de force ne sont pas partout les mêmes qu’en Égypte ou en Tunisie. Au Yémen, la situation est confuse, même si la force du mouvement est impressionnante. Je connais mal ce pays, unifié tardivement, en 1990, puis déchiré par la guerre civile en 1995, mais qui a aussi connu des bouleversements sociaux importants, du fait de l’émigration de millions de travailleurs en Arabie, puis de leur retour forcé après la première guerre d’Irak en 1991 [^3] .
À Bahreïn, le peuple se trouve pris malgré lui dans le conflit Iran/Arabie Saoudite. Celle-ci n’a pas hésité à intervenir militairement, tandis que l’Iran prenait la défense des chiites, qui se passeraient sans doute bien de ce soutien. Bien sûr, ils étaient majoritaires dans les manifestations
– parce qu’ils le sont dans la population –, avec de puissants partis qui revendiquent une meilleure représentation des chiites, face à un pouvoir aux mains d’une dynastie tribale sunnite. Mais la présence de syndicalistes dans les manifestations était notable, et les manifestants, qui comptaient aussi nombre de sunnites, ont vraiment essayé de s’affirmer comme transcommunautaires. Or, l’Arabie Saoudite et l’Iran – comme l’Occident d’ailleurs – ne cessent de les renvoyer à une dimension communautaire ou confessionnelle.
Il va falloir suivre de près la situation en Arabie Saoudite, où, là aussi, les jeunes souffrent du chômage de masse, où les inégalités sont très fortes – et cela ne frappe pas que la minorité chiite. Là, si le régime venait à être contesté, l’Occident serait sans doute autrement plus embarrassé. Quant à la Syrie, la situation est confuse, et il est difficile de dire dans quel sens la situation va évoluer. Que va faire le nouveau gouvernement ? Quand les mesures annoncées par le Président seront-elles mises en place ? Et suffiront-elles à calmer le jeu ? Les Libanais suivent avec une certaine inquiétude les développements de la situation, qui pourrait avoir des répercussions chez eux.
Quelles retombées peut-il
y avoir sur le conflit
israélo-palestinien ?
Israël ne cesse d’afficher sa peur des islamistes. Pour faire un peu de provocation, je me demande si cela n’arrangerait finalement pas les dirigeants israéliens que des islamistes plus ou moins radicaux sortent vainqueurs des bouleversements actuels, car il s’agirait d’ennemis clairs et nets. Israël a besoin d’avoir des ennemis et d’être en état de guerre pour se maintenir et justifier sa politique agressive vis-à-vis des Palestiniens.
Au contraire, si des systèmes démocratiques se mettent en place dans un certain nombre de pays arabes, Israël sera au pied du mur. Il va falloir, notamment, suivre de près les relations avec l’Égypte : on peut se demander si la meilleure hypothèse, pour les Palestiniens ne serait pas que, comme les militaires l’ont annoncé après le départ de Moubarak, l’Égypte ne remette pas en cause les accords de paix avec Israël… mais demande qu’ils soient réellement et entièrement appliqués, y compris le droit des Palestiniens à un État ! Israël serait alors dans une position inconfortable car il ne pourrait pas accuser les Égyptiens de visées agressives ! Évidemment, tout cela dépend énormément de la politique américaine… Or, en dépit des déclarations d’Obama en faveur de la démocratisation en Égypte, les États-Unis continuent de laisser les Israéliens construire dans les colonies, et même bombarder Gaza comme il y a encore quelques jours. Et, vu l’actualité en Libye, au Yémen et dans les autres pays arabes, on n’y prête guère attention…
Toutefois, nous sommes à l’orée d’une nouvelle ère, également en ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, même s’il est difficile de dire comment cela va évoluer. Il faut voir aussi ce qui va se passer en Iran, où il y a eu des manifestations en janvier, en Arabie Saoudite et en Irak.
La principale question est de savoir s’il y a de vraies perspectives de mouvements à caractère social. Ma première réaction, au début des soulèvements tunisien et égyptien, a été de dire : « C’est le retour du social. » Mais une autre caractéristique frappante de tous ces mouvements est l’omniprésence du drapeau national – certains observateurs ont noté l’absence de toute référence à la Palestine. Cela ne signifie pas qu’ils oublient la solidarité avec les Palestiniens, mais l’urgence est ailleurs aujourd’hui. D’ailleurs, la poursuite de ces mouvements ne peut être, selon moi, que dans l’intérêt des Palestiniens. Et, finalement, ce qui est intéressant, c’est d’observer comment s’y conjuguent revendications démocratiques, question sociale et question nationale.
[^2]: À ce sujet, lire Mémoires de guerres au Liban (1975-1990), Franck Mermier et Christophe Varin (dir.), Actes Sud-Sindbad/Ifpo, 2010.
[^3]: En représailles contre le soutien du président Ali Abdallah Salah à Saddam Hussein.