La vie en zone radioactive
En Ukraine comme en Biélorussie, à proximité de Tchernobyl, des milliers de personnes récoltent et pêchent sur des terres contaminées pour des siècles. Par fatalisme ou par nécessité. Reportage.
dans l’hebdo N° 1149 Acheter ce numéro
Vingt-cinq ans après avoir été balayée par le nuage radioactif, la ville ukrainienne de Pripiat reste silencieuse. Veillée par des milans et des buses juchés au sommet des immeubles déserts. Sur les chaussées, dans les entrées d’immeuble, les arbres ont poussé, écartant le béton et le bitume. Le dosimètre s’affole souvent : la radioactivité est toujours là. Pripiat, Pompéi des temps modernes, ne reverra jamais les 52 000 personnes qui l’habitaient. À quelques kilomètres, la petite ville de Tchernobyl existe au ralenti. On n’y vit pas vraiment : les hommes et les femmes présents y assurent principalement l’intendance des salariés travaillant dans la centrale et autour. Ils passent quinze jours sur place puis se reposent quinze jours, pour ne pas accumuler de doses de rayonnement trop importantes. Autour de quelques bars et boutiques un peu sinistres, pas un enfant dans les rues.
Parfois, un renard fait les poubelles ou des sangliers installent leurs bauges dans les isbas abandonnées ; et le soir, au loin, des hurlements de loups.
Le 26 avril 1986, jour de l’accident, 220 000 personnes vivaient dans les 2 600 km2 de la zone aujourd’hui interdite : tous évacués, avec 35 000 animaux domestiques. 4 000 Ukrainiens sont revenus, et environ 300 personnes âgées ont été discrètement réinstallées dans leur maison. Le pouvoir n’a pas le cœur de les chasser. Quand le dosimètre crépite, ils haussent les épaules. Incrédules ou insensibles au danger.
Comme Sergueï et Anton, le guide et le chauffeur avec lesquels je parcours la zone en tous sens. Ils ont récolté un sac de bolets au cours d’une balade. Le soir, à l’auberge très soviétique dans laquelle nous logeons, ils les dégustent avec gourmandise devant mon interprète, ahurie. Venue de Kiev, elle demande s’ils en mangent souvent. Réponse évasive. Sur la gamelle, le dosimètre fait la grimace. Chez tous ces volontaires de l’alternance persiste l’illusion que le danger n’est pas si grand : regardez les animaux, ils n’en souffrent pas. Leurs cadres abondent volontiers dans ce sens. Pourtant, à Slavutich, ville nouvelle construite à 70 km à l’est, les médecins constatent les dégâts : cancers, troubles digestifs… Le maire de la cité se plaint du manque de moyens pour soigner les gens, ceux qui, par exemple, font tous les jours le trajet en train pour travailler à Tchernobyl. On y est mieux payé qu’ailleurs. À l’entrée et à la sortie de la zone interdite, les portiques destinés à repérer les contaminations sont hors d’usage depuis des années.
Difficile de faire la différence entre la nécessité, l’inconscience et le fatalisme qui caractérisait déjà les liquidateurs. Et tous expriment avec force leur regret de l’arrêt du dernier réacteur de la centrale en décembre 2000, « scandaleusement » imposé par l’Europe. Pourtant, le verdict des dosimètres est sans appel : après quelques jours de séjour, il est prudent de ne pas revenir pendant un an. Dans la zone interdite, dont les entrées sont gardées par la police, mais aussi bien au-delà. Par exemple, dans les territoires frontaliers russes. Et surtout biélorusses – les plus touchés : l’évacuation y est restée un vœu pieu et les autorités sont indifférentes aux milliers d’enfants aujourd’hui malades de cancers de la thyroïde. L’invisible radioactivité de Tchernobyl continue à tuer en silence, sur des milliers de kilomètres carrés contaminés pour des centaines d’années.
À voir -> Le diaporama photo (en accès libre) du reportage écrit de Claude-Marie Vadrot, La vie en zone radioactive.