Le Bo avant sa naissance
Avant sa naissance, le Bo existait déjà. Dos à la modernité, le Bo se caractérisait par un trop-plein d’existence : pas chez le Bo de taedium vitae , tout juste quelques errances, si le Bo était seul.
Dans la coque de petits navires, au haut d’un baobab ou dans des voitures qui tournaient sans frein, voilà entre autres où était le Bo, quand il n’était pas tout simplement invisible dans un buisson qui longeait le parking à Houilles.
Avec aisance, le Bo marchait déjà, tenu dans son dos par un fil extensible qui l’empêchait d’être écrasé sur la route trop passante, ou de sauter les douze marches de l’escalier. La peur du vide, le Bo ne la connaissait pas. Ainsi, une fois, on pouvait voir le Bo se lancer du premier étage, ou d’une armoire, et tomber sur une voiture sans même l’égratigner. Malgré son tempérament et son fil, ses voisins aimaient bien le Bo, avant sa naissance.
Du système économique, le Bo ne savait rien et semblait ne pas s’en porter plus mal. À part le poisson, il n’était pas difficile et mangeait très peu, la viande le samedi, ça lui allait très bien au Bo : cette absence de désir au repas ne nuisait en rien à son énergie folle qui étonnait beaucoup.
La nuit, le Bo ne dormait pas. Cela pouvait agacer, mais quand on retrouvait le Bo à trois heures du matin, déchaîné, on lui pardonnait tout avec tendresse.
Des hiboux, des pierres, des boulons, des sacs en plastique, une petite radio Optalix, un bambou étaient par exemple les premiers amis du Bo. Et avant sa naissance, le Bo leur parlait, dans une langue bien rythmée, bien sonore et rapide qu’on entendait à peine, sauf quand le Bo hurlait.
Contrairement aux apparences, le Bo avait une grande force physique, il savait déjà déformer, soulever, s’inscrire, rompre, se battre et taper. Et si le Bo se mettait à taper, plus rien ne restait alentour, c’est dans ces moments étranges que le Bo avait une errance. Alors il s’allongeait et tentait de trouver un remède pour tout faire venir, mais c’était vain, pour ça il fallait peut-être naître, et le Bo, un peu déçu, se remettait à faire le singe dans une espèce de transe et se faisait pardonner comme la nuit.
À l’école où allait le Bo avant sa naissance, il était un élève brillant. Malgré la méchanceté de la Dame, le Bo répondait juste, malgré l’étrangeté des langues, le Bo s’emparait des formules les plus complexes et pouvait parler à tous. Aux insultes, le Bo répondait par des insultes, aux coups, il répondait par des coups, il était le chef d’une bande qui était fière d’obéir au Bo, ses ordres étaient des désirs, et personne n’aurait manqué de respect à son Bo, qui, s’y étant intégré remarquablement, aidait les autres à le suivre, sans prétention.
Son goût pour l’action conduisait le Bo dans toutes sortes de mésaventures, dont il se sortait avec dignité, sauf le jour où il s’était retrouvé au milieu d’une tour de vieux pneus noirs du fond de laquelle il ne voyait plus le ciel, il avait eu une errance pénible alors, et s’était arrêté de respirer. Mais tout était rentré bien vite dans l’ordre, le Bo faisait juste un peu d’asthme avant sa naissance. C’est pourquoi on le voyait quelquefois aspirer dans son tube avant de donner un désir, ce qui était pour lui réjouissant : une action de plus.
Et lorsqu’il avait fait le lion au milieu du carré et qu’on lui avait jeté une lance en fer dans son œil, le Bo n’avait pas perdu pied. C’était juste un peu de sang, il voyait toujours, il ne s’était même pas inquiété, il n’avait même pas cherché à se venger.
L’Une avait même dit au Bo, un matin d’automne, les cheveux dans le vent du parking découvert : « Tu es mon rayon de soleil, tu es ma tornade » , et le Bo s’était laissé embrasser. Depuis longtemps avant sa naissance, le Bo embrassait.
Malgré ses succès scolaires, il fallait donner une raclée au Bo pour qu’il aille à l’école. Mais dès son car tout était oublié. C’était que l’école manquait souvent d’action, et qu’au lieu de rester si longtemps sans bouger dans les matières qu’il aimait bien, le Bo aurait préféré, tous les matins à Houilles, avant sa naissance, bondir comme un fou sur le parking, même avec son fil.
L’autre problème de l’école, pour le Bo, était la temporalité.
Le Bo sentait aussi qu’on le forçait, et il devenait hors de lui, lorsqu’il fallait. Comme le jour où, à la cantine, le Bo avait dû mettre, parce que la Dame regardait, son foie dans sa poche, ou comme le jour où le Bo avait dû mettre sa raie dans sa poche, alors que, dans les deux cas, il ne voulait pas aller où il fallait, tout cela avait coûté bien cher, et le Bo savait pourtant qu’il le referait malgré les coups.
Le soir, c’était pire pour le Bo après l’école. Il avait une grande mémoire avant sa naissance et pouvait donc aller dehors le premier, le plus longtemps, et c’étaient cris, c’étaient appels, rien à faire le Bo ne rentrait pas.
Le Bo se refusait à comprendre cette heure et restait sourd aux cris nocturnes, tourbillonnant encore longtemps dans un coin du parking jusqu’à plus soif. Enfin, il se faisait attraper et tentait de taper. Le Bo avait beau taper avant sa naissance, cela lui retombait toujours dessus.