Le marché aux trésors
Retour sur le festival Visions du réel,
à la programmation
dense et exigeante.
Avec de nombreuses pépites.
dans l’hebdo N° 1149 Acheter ce numéro
Dix-neuf longs-métrages dans une compétition internationale. Dix-sept moyens-métrages. Dix-huit courts-métrages. Douze films battant pavillon suisse. Vingt films sous l’étiquette « État d’esprit ». Dix-huit premières œuvres. Une rétrospective José Luis Guerin, une autre consacrée à Jay Rosenblatt. Un coup de projecteur sur deux jeunes cinéastes, Marilia Rocha et Giovanni Cioni. Un focus sur la production colombienne. Une réflexion en images sur le thème de la trace. Voilà exactement Visions du réel. Une matière dense. « La sélection de cette 17e édition , estime Luciano Barisone, directeur du festival, montre clairement qu’il n’y a pas de thème dominant, mais plutôt un éventail de thèmes qui composent la réalité complexe du temps présent. »
Partant, ce sont autant de films à prendre comme « il était une fois ». Une formule qui vaut pour les films magnifiques d’Annabel Verbeke ou de Delphine Hallis [^2]. Ici et là. Comme il était une fois Monsieur M, 1968 (55’), de Laurent Cibien et Isabelle Berteletti, né d’une trouvaille peu commune : un petit agenda noir daté de 1968, retrouvé avec d’autres documents dans une maison à Montreuil, au milieu d’un labyrinthe de boîtes et de papiers méticuleusement rangés, annotés. Si Monsieur M, nom Malecot, prénoms Robert, Alexis, ancien ouvrier cartographe à l’Institut géographique national, est mort dans la solitude, cet agenda de 1968 trouve une résurrection au fil des pages dans un montage subtil d’archives et d’images actuelles, revêtant alors des allures de « je me souviens ». Avec ses anecdotes, sa géographie des lieux, ses consignes, ses actualités. Un premier jour de travail, le bus 115 pour y aller, à pied pour rentrer, le téléviseur sous le placard mural, « la Piste aux étoiles », Jacques Grelot, Robert Rocca et « 60 millions de Français » en guise de programmes, le prix d’un nouveau réfrigérateur et les événements de Mai évoqués froidement, comme lointains dans l’existence terne d’un besogneux satisfait d’une orangeade.
Dans un autre rapport à la disparition, des objets ou des êtres, il était une fois aussi Mercado de futuros (110’), de Mercedes Alvarez. À travers le démantèlement méthodique de tous les objets d’une maison revendus à la mort de son propriétaire sur un marché aux puces, la réalisatrice souligne les mécanismes d’un monde contemporain qui annule le passé pour vendre l’avenir à un public sans souvenirs, dans un voyage étiré, du poète grec Simonide aux opérateurs boursiers.
Il était une fois, encore, l’enfermement. Celui d’un centre pénitentiaire abritant les femmes ayant accouché en prison, au Brésil. Leite et ferro (72’), de Claudia Priscilla Goifman, rend compte de cette communauté, sans commentaire, suivant le flux des paroles autour du sexe, de la drogue, de la violence, des hommes forcément absents. Ça n’empêche pas de prier. Un discours qui renvoie en dehors des murs, dans le hors-champ d’une caméra, suivant aussi les gestes maternels, les nourrissons dans les bras, d’une cellule collective communiquant avec une autre, chargée de colifichets, d’objets religieux, de photographies personnelles. Au-delà du bien et du mal.
Dehors, c’est un autre enfermement, filmé par Yamina Zoutat. Les Lessiveuses (45’) égrène ce qui passe de main en main, chaque semaine, durant des années, au fil des parloirs. Le linge sale des détenus, lavé par leurs mères. Essentiellement en gros plans, la réalisatrice cadre des gestes répétés, trempés de lessive et d’amour. Ça coud et reprise aussi, repasse, plie minutieusement. Et, dans la hantise du faux pli, ce sont autant de femmes au diapason du fiston, prises dans un enfermement, reliées par une lessive qui tient le rôle de cordon, par-delà les barreaux.
Enfermement encore avec ce film époustouflant de Massimo d’Anolfi, Il Castello (88’), entièrement tourné dans le labyrinthique aéroport de Milan, Malpensa. Un labyrinthe habillé de néons, de couleurs acidulées et d’ambiances sonores entrelardées de silences, de langues diverses, peuplé de vies parallèles, métaphore des sociétés contemporaines, faites de départs et d’arrivées, de transits de marchandises, de contrôles d’identité, d’arrestations, d’interrogatoires, de sécurité et de points de chute pour certains, prisonniers à leur insu, dans une demeure à part entière.
De l’enfermement aux lieux retirés, isolés, il n’y a pas lerche. Filmée par Robert Flaherty, en 1933, l’île d’Aran avait été l’une des œuvres fondatrices du documentaire. C’est habité par le souvenir de Flaherty que Charlie Rojo a trimbalé sa caméra sur cette terre de pêcheurs au large des côtes irlandaises en quête de Souvenirs d’un monde flottant (74’). Ses images en noir et blanc se combinent avec de vieilles bobines en couleur, tricotant ainsi un temps immuable. Par-dessus les images, deux voix off, celle du narrateur, celle d’un habitant (enregistré au magnétophone), entre récit intime et collectif, livrant des bribes de l’histoire de l’île. Affaire de mémoire, à plusieurs tiroirs. Depuis Flaherty, ni l’électricité ni la télévision n’ont pendant longtemps semblé changer ces hommes soumis aux humeurs de la mer. Avant que l’aérodrome et les masses touristiques ne viennent bouleverser les codes de l’isolement.
Dans une pareille veine, aux teintes ocre, entre chien et loup, parfois apocalyptiques, Il nous faut du bonheur (50’), d’Alexandre Sokourov et Alexei Jankowski, plonge dans l’ordinaire de la région du Bardarash, dans l’Irak kurde. Confins du monde. Le cadre pour filmer sur quatre saisons l’existence d’une femme, chef de famille, échouée là par amour, saisie dans les travaux et les jours, les riens et les pas grand-chose, les conflits, reflétant aussi un monde abasourdi par la violence des armes.
Dans ce flot de films graves, il était une fois, enfin, Coup de bordure (73’), de Yann Kerninon et Sébastien Lecordier, tombant comme une respiration jubilatoire. Une hilarante balade orchestrée par un cycliste, blaireau comme Bernard Hinault, philosophe et féru de magie, partant à vélo sur les traces du mouvement Dada, entre Paris, Zurich et Berlin, entraînant dans sa roue un réalisateur et un consultant en entreprise mué en régisseur. Et youp la boum ! C’est là un voyage burlesque à trois voix, du dadaïsme empruntant à Fritz Zorn, qui relèverait de Jérôme Bosch, passant de la boucherie de Verdun à la désertification des campagnes, d’une maison de retraite à Sigmaringen, de la faillite de la pensée à l’effondrement de la langue. Un film de désenchanteurs ravis, affranchis des codes, tour à tour féroce et réjouissant.
À l’instar du Fipa, à Biarritz, Visions du réel est ouvert au public et aux professionnels, acquéreurs et diffuseurs. Ils seraient bien inspirés d’y venir faire leur marché. S’ils ne craignent pas l’exigence.
[^2]: Respectivement, les Enfants de la mer/mère et Une escroc très discrète. Voir Politis n° 1148.