Les désarrois du juge Goldstone

Denis Sieffert  • 14 avril 2011 abonnés

On se souvient de Richard Goldstone. Ce juge sud-africain avait présidé une mission d’enquête diligentée par les Nations unies au lendemain de l’offensive militaire israélienne sur Gaza, en décembre 2008 et janvier 2009. Ses conclusions, déposées au mois de septembre suivant, avaient été accablantes, tant pour Israël que pour le Hamas, coupables, selon le rapport, d’actes « assimilables à des crimes de guerre, et peut-être, dans certaines circonstances, à des crimes contre l’humanité » . Nul ne s’y était trompé : derrière l’apparent équilibre de cette formulation, c’est surtout Israël qui était visé. Le bilan de ces vingt et un jours de bombardements suffisait à rappeler les proportions dans lesquelles ces crimes avaient été commis : plus de 1 400 morts du côté palestinien, dont une immense majorité de civils, 13 victimes du côté israélien, dont 4 civils. Malgré sa crédibilité, le rapport n’avait guère eu de conséquences autres que morales. Il faut croire que cet opprobre était déjà de trop pour Israël. Car voilà que le juge Goldstone est soudain en proie à d’étranges tourments intérieurs qui ressemblent à ceux d’un homme soumis à des pressions.

Le 1er avril, dans le Washington Post , il se rétracte : « Si j’avais su ce que je sais maintenant , écrit-il, le rapport aurait été différent. » Avant de se raviser, cinq jours plus tard, dans un entretien à Associated Press : « Je n’ai pas de raison de croire qu’une quelconque partie du rapport devrait être reconsidérée aujourd’hui. » Entre-temps, le quarteron le plus en vue de dirigeants israéliens, Benyamin Netanyahou, Shimon Peres, Avigdor Liberman et Ehoud Barak, s’est empressé de crier victoire, exigeant des excuses publiques du juge, et l’annulation du rapport. Or, la rétractation de Richard Goldstone ne peut guère être prise au sérieux par quiconque est de bonne foi. Ne serait-ce que parce que les morts palestiniens n’ont pas ressuscité.

À moins de tenir l’armée israélienne pour la plus maladroite du monde, on ne comprend guère comment tant de victimes civiles pourraient résulter d’une action non intentionnelle. Puisque, rappelons-le, la notion d’intentionnalité est au cœur de la définition de crime contre l’humanité. Mais, surtout, Richard Goldstone n’est pas « propriétaire » de son rapport. Trois autres personnalités y ont travaillé avec lui. L’une d’entre elles, l’avocate new-yorkaise Mary McGowan Davis, a immédiatement affirmé que rien ne justifiait ce revirement. Avec l’humour grinçant qui le caractérise, le chroniqueur du New York Times Roger Cohen, qui n’est pas dupe, lui non plus, a pour sa part proposé que l’on invente un nouveau verbe : « To Goldstone   », qui signifierait « se rétracter pour d’étranges raisons, sous la pression d’Israël, du Congrès américain et de plusieurs groupes juifs dans le monde » . Nous savons en effet que Richard Goldstone a été violemment attaqué en Israël et ailleurs. Ce qui, pour ce fils d’un émigré juif lituanien, qui revendique son sionisme, a été particulièrement douloureux. L’ostracisme l’a frappé jusque dans sa famille, qui n’a pas souhaité qu’il assiste à la bar-mitsvah de son petit-fils.

Ajoutons que la mission Goldstone n’a pas été seule à enquêter. Amnesty International, Human Rights Watch ou l’organisation juive Breaking the Silence sont arrivées aux mêmes conclusions. En outre, nul ne peut balayer d’un revers de main quelque deux cents témoignages et dix mille pages de documents. Mais il existe un autre argument, pas très juridique sans doute, mais qui n’en est pas moins convaincant : c’est l’histoire. De l’anéantissement de villages palestiniens par les groupes paramilitaires sionistes, en 1947 et 1948, jusqu’à la guerre du Liban de juillet et août 2006, qui fit aussi 1 400 morts, la punition collective a toujours été au cœur de la stratégie israélienne. Reste à s’interroger : pourquoi ces débats aujourd’hui ? Les batailles de communication ne sont jamais gratuites. En intensifiant les pressions sur Richard Goldstone, les dirigeants israéliens ne préparent-ils pas une nouvelle offensive meurtrière sur Gaza ? De nombreux signes concourent, hélas, à cette hypothèse. La semaine dernière a été la plus meurtrière depuis… janvier 2009. Seize Palestiniens ont été abattus à la suite de raids sur Gaza. Il s’agit, nous dit-on, de riposter aux roquettes tirées par le Hamas sur le sud d’Israël. Mais il faut rappeler ici que l’arrêt presque total de roquettes entre juin 2008 et novembre 2009 n’avait pas empêché l’offensive israélienne un mois plus tard. Il faut surtout se souvenir que c’est le blocus asphyxiant Gaza qui est à l’origine de ces tensions, et non les tirs de roquettes.

En attendant peut-être le pire, une fragile trêve a été conclue, aussitôt dénoncée comme une manœuvre du Hamas par le ministre israélien des Affaires étrangères, Avigdor Liberman. La communauté internationale, si prompte à intervenir ailleurs, serait bien inspirée de prendre tout de suite la mesure du risque que ferait courir une nouvelle aventure militaire israélienne dans une situation créée par les révolutions arabes. La Ligue arabe, pour une fois, n’a pas manqué d’à-propos en demandant que le ciel de Gaza soit déclaré « zone d’exclusion aérienne », à l’instar de la Libye. Que disent de cela MM. Sarkozy et Juppé ?

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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