Mômes à rude école
Objet de multiples études, la violence en milieu scolaire est un sujet politique à manipuler avec précaution. Illustration avec le récent rapport de l’Unicef.
dans l’hebdo N° 1147 Acheter ce numéro
Tout le monde sait que les cours et les couloirs, les classes et les réfectoires sont des lieux de violences. Et que l’Éducation nationale est un système qui peut écraser et exclure. Les études, programmes et plans se succèdent, plus ou moins alarmants, avec une accélération depuis les années 1990. De toute évidence, la violence à l’école est devenue un sujet politique. Dernier événement en date : l’enquête publiée le 29 mars par l’Observatoire international de la violence à l’école.
Réalisée pour l’Unicef par Éric Debarbieux, chercheur et directeur de cet observatoire, et Georges Fotinos, membre de l’ONG, cette enquête se présente comme « exceptionnelle » : « C’est en effet la première fois que la question de la violence scolaire est explorée à cette échelle dans les écoles primaires françaises, du point de vue des enfants » , annoncent les auteurs. Près de 13 000 écoliers de CE2, CM1 et CM2, « de toutes régions et territoires » , ont d’abord répondu à onze questions « sur le climat scolaire et particulièrement sur la qualité des interrelations entre élèves, entre élèves et adultes, ainsi que sur le sentiment de sécurité ressenti » . Cela afin de construire un « Indice de climat scolaire ». Puis les « victimations » ont été « testées » dans leur fréquence et leur nature : violences verbales, physiques, vols, violences à connotation sexuelle, etc. Conclusion après analyse d’un total de 62 questions : 52 % des élèves disent « qu’ils se sentent tout à fait bien à l’école » et 36,9 % « plutôt bien » . Environ 11 % disent y être « plutôt mal à l’aise » (8,4 %) ou « pas bien du tout » (2,7 %). 9 élèves sur 10 déclarent ne pas avoir peur dans leur école.
Que 10 % des élèves souffrent à l’école n’est pas une surprise. Qu’apporte donc cette enquête ? D’abord, une bonne nouvelle. « Le fait d’être dans un réseau de l’éducation prioritaire aggrave les risques mais cette aggravation, bien que statistiquement significative, reste faible. » Ensuite, elle met en avant un terme qui n’apparaissait pas dans les questions mais est déduit des réponses des élèves : « harcèlement » . Ou « school bullying » en anglais. Un concept ancien qui gonfle aujourd’hui avec Internet et le « cyberbullying » : diffusion sur la Toile ou via téléphone portable de photos ou vidéos humiliantes. Le mot fait peur, du fait de ses conséquences éventuelles pour l’élève : décrochage, absentéisme, dépression, tentatives de suicide, érosion de l’estime de soi avec des répercussions à l’âge adulte… Mais aussi en raison de ses corollaires : lutte contre le décrochage, repérage précoce et spectre planant de la « délinquance ».
L’enquête de l’Unicef rappelle que mesurer la violence est important « pour se prémunir du risque d’exagérer cette violence en entraînant des dérives sécuritaires outrées » . Elle insiste sur le fait que « la loi du plus fort n’a pas besoin pour s’imposer de la fiesta sanglante qui marque l’opinion » . Elle souligne qu’elle « ne vise pas à donner des “solutions” contre la violence, mais à la décrire » . Malgré ces précautions, elle ne parvient pas à faire oublier qu’un tel travail ne peut être complètement désidéologisé ni protégé de tentatives de récupération. Cela tient au contexte dans lequel il s’inscrit : lancement des États généraux de la violence à l’école il y a un an par Luc Chatel ; vote en première lecture à l’Assemblée le 29 juin 2010 de la suspension des allocations familiales en cas d’absentéisme scolaire ; et repérage précoce des troubles du comportement en arrière-plan depuis 2005.
Cela tient aussi au contenu de cette enquête : elle couvre un large spectre de violences, y compris avec les adultes, et insiste sur sa volonté de « prévenir en anticipant ». Mais elle fait l’impasse sur la violence structurelle de l’école, et évoque un lien entre le harcèlement et les school shooting (tueries en milieu scolaire) : « 75 % de tous les school shooters avaient été victimes de maltraitance entre élèves » . Passage à la suite duquel, elle glisse : « Pour se garder de toute tentation, rappelons que […] le FBI pense que profiler des élèves n’est pas un remède efficace. » Et s’il avait pensé le contraire ? Enfin, si, dans le Monde (30 mars), Éric Debarbieux préconise le « développement de compétences sociales chez l’enfant » , les élèves n’ont pas été interrogés sur la manière dont ils pensaient pouvoir résister à la violence, s’interposer ou dénoncer. Pas un mot non plus dans l’enquête sur l’influence du taux d’encadrement (surveillants et enseignants) sur les violences. L’étude de l’Unicef contourne donc un certain nombre de questions cruciales.
Conjointement à cette enquête, les Cahiers pédagogiques publient dans leur numéro de mars-avril un dossier très complet intitulé : « Violences : l’école en cause ? » De quoi prendre l’Unicef à contre-pied. « À vouloir à tout prix poser la question du “combien”, on schématise complètement la prise en compte de la complexité des phénomènes sociaux » , lance le sociologue Philippe Vienne en fustigeant la « quantophrénie » (recueil des données chiffrées) et l’enquête par questionnaire qui a remplacé le sondage d’opinion. Le prix à payer, selon lui : une véritable « vacuité compréhensive » . « Dans un système social extrêmement violent du point de vue économique, et dont le discours sur “la” violence est particulièrement ambivalent » , il s’est attaché pour sa part à faire le portrait des filières scolaires de relégation « où sont confinés dans une terrible violence les enfants des classes populaires et, en leur sein, les descendants d’immigrés » . Selon lui, « la violence structurelle des mécanismes de relégation génère une série de trajectoires et d’identités d’élèves désabusées et blessées, avec pour conséquences […] une violence en retour exercée sur l’institution scolaire et ses représentants » .
Quels leviers contre le harcèlement ?, interroge le psychopédagogue Benoît Galland en rappelant que ce phénomène, qui arrive en tête des situations de souffrance évoquées par les élèves, reste « relativement méconnu » . Plusieurs raisons à cela : le harcèlement est peu perceptible par les adultes, les victimes craignent d’en parler, et il fait l’objet de déni ou de minimisation de la part des professionnels scolaires. En réponse, il suggère d’éviter « les pratiques et les activités qui renforcent la compétition et la comparaison ou qui introduisent des inégalités de traitement entre élèves » et de favoriser celles qui « renforcent la coopération et la reconnaissance de la diversité des compétences » . Et d’évoquer ces enseignants qui affichent des règles de classe à partir de situations concrètes et les soumettent à discussion chaque semaine afin d’en arriver à une « régulation plus collective des conflits » .
Qu’en est-il du développement de la vidéosurveillance dans les établissements ? « Décevant » , « improbable » , tranche Benjamin Moignard, auteur de l’École et la rue : fabriques de délinquance (PUF). Cette technologie, dont se défient les personnels, semble « utilisée comme un outil de régulation de l’ordre scolaire et de contrôle des élèves plutôt que comme un outil de prévention de la violence à l’école » . On compte pas moins de douze plans antiviolences entre 1986 et 2009, recense Laurence Bergugnat, maître de conférence à l’IUFM d’Aquitaine, en bouclant sa revue de détails par une note positive : « Nous entrons peut-être dans une nouvelle ère du traitement du problème qui passera par une autonomie accrue laissée aux équipes enseignantes » … Mais sans que l’on comprenne vraiment ce qui lui permet de nourrir un tel espoir.