Une incarnation de la droite extrême

Avec François Duprat,
une histoire de l’extrême droite, Joseph Beauregard signe un webdocumentaire magistral, replaçant l’ancien bras droit
de Le Pen au cœur
de l’actualité.

Jean-Claude Renard  • 7 avril 2011 abonné·es
Une incarnation de la droite extrême
© François Duprat, une histoire de l’extrême droite, sur lemonde.fr, à partir du 8 avril.

Une journée ordinaire dans la fin d’un hiver normand. Dans l’entre-deux-tours des élections législatives, le 18 mars 1978, sur la route, François Duprat explose dans sa voiture. Déchiqueté par un kilo de mélinite placé sous le plancher du véhicule. Sa femme survit miraculeusement. L’attentat n’a jamais été élucidé. Aujourd’hui oublié, sinon méconnu, François Duprat était alors le numéro deux du Front national.

Retour en arrière : débarqué de Gascogne, en 1959, Duprat est interne au lycée Louis-le-Grand, à Paris. Un bon élève à l’intérieur, un agitateur hors les murs de l’établissement, militant à l’Union de la jeunesse nationale de France (UJNF), mouvement de l’extrême droite. Il est impliqué dans nombre de bourre-pifs du Quartier latin, arrêté à plusieurs reprises. En 1960, il est inculpé pour « complot contre la sûreté de l’État ». Il est libéré après deux semaines passées à la Santé, en échange d’un rôle d’indic pour la police judiciaire. Duprat entame ses premiers pas dans le monde de l’ombre. Et il y prend goût. Il participe au renouveau de Jeune Nation à travers la Fédération des étudiants nationalistes (FEN), avant d’œuvrer pour le mouvement Occident, créé par Pierre Sidos. On lui reproche ses liens avec la police, il se redessine une image en filant au Congo, plaque tournante d’une Françafrique infiltrée de barbouzes. De retour à Paris, il s’invente mythes et légendes, de conseiller de chef d’État à ministre de l’Intérieur. Il est chargé de la propagande d’Occident, intègre la ligue anticommuniste mondiale, active dans tous les coups tordus de la guerre froide. En janvier 1967, un commando d’Occident commet la bavure de briser la gueule d’un étudiant de la fac de Rouen, fils d’un commissaire. En bon indic qu’il est, il fournit la liste des agresseurs, tous militants à Occident : Patrick Devedjian, Gérard Longuet, Alain Madelin et Alain Robert sont arrêtés et incarcérés. Soupçonné de jouer les balances, Devedjian subit le supplice de la baignoire ; Duprat est exclu du mouvement.

La guerre des Six-Jours est un tournant. Duprat impose l’antisionisme à l’extrême droite. Il est aussi le premier à associer antisionisme, antisémitisme et négationnisme. En 1969, après la dissolution d’Occident, il est un pilier d’Ordre nouveau, orchestrant le financement du plus important mouvement néofasciste en France, participant à nombre de combats de rue avec l’extrême gauche. Au fil des années, s’effectue le rapprochement avec le Front national, dont Jean-Marie Le Pen a pris les rênes, tandis que Duprat diffuse une brochure négationniste ( 6 millions de morts, le sont-ils vraiment ? ), offrant ainsi à ses militants un mythe mobilisateur. En mars 1978, professeur d’histoire-géographie affecté en Seine-Maritime, sur le point d’achever un ouvrage sur le financement occulte des partis, il est donc le numéro deux du Front national. Voilà pour le curriculum vitae de ce qu’on pourrait appeler une gouape infecte.

C’est l’un des volets de ce remarquable webdocumentaire de Joseph Beauregard (réalisateur notamment des Avocats du salopard ), déployé en deux parties parallèles : le monde de l’ombre, concentré sur l’itinéraire de Duprat, et celui de la lumière, au-delà de Duprat, à la manière d’une histoire officielle. Deux narrations, deux cosmogonies, entre ténèbres et lumière, pour lesquelles le réalisateur imprime un parti pris esthétique radicalement différent. L’ombre est nourrie d’archives de l’INA, portées par un texte de Joseph Beauregard et de Nicolas Lebourg, historien, à la manière d’un polar, rehaussée d’une bande sonore de Samuel Hirsch. Côté lumière, une facture plus classique, entre archives et entretiens, sobres, sur fond noir, où se succèdent à l’image Nicolas Lebourg, Valérie Igounet, Olivier Dard, Jean-Pierre Bat, historiens, Jean-Yves Camus, politologue, Frédéric Charpier, journaliste, Henri Weber, eurodéputé (PS), Jean Picollec, éditeur et proche de Duprat, Lorrain Saint-Affrique, ancien conseiller en communication de Jean-Marie Le Pen, et Le Pen lui-même, interviewé dans son bureau, concédant le caractère sulfureux de son ancien compagnon de route, soulignant la figure essentielle qu’il représente pour son parti (pas de hasard si, au FN, le guide du militant apprend aux jeunes recrues comment Duprat est « mort pour la France »). À la double narration (et c’est l’avantage du webdocumentaire) s’ajoutent de manière très pédagogique diverses zones d’éclairage : une frise chronologique sur les grands événements français et internationaux, de 1945 à 2010, une chronologie de l’extrême droite française sur la même période, une autre consacrée à la violence politique de 1968 à 1981, et une cinquantaine de notices biographiques et thématiques.
In fine, la matière dense, foisonnante pour raconter une histoire, celle d’un théoricien des droites extrêmes, indic, lucide, cynique, machiavélique, amateur de flipper, véritable métaphore de son existence. Porteur aussi du slogan « Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop », un slogan relayé après lui, faisant glisser l’immigration au rang d’invasion puis de colonisation.

C’est tout l’intérêt de ce film exceptionnel, outre les pistes qu’il donne sur la mort de Duprat [^2], même si le ministère de l’Intérieur a refusé l’ouverture des archives d’enquêtes de l’assassinat : montrer comment l’extrême droite est parvenue à renaître de ses cendres sous la Ve République, s’installer durablement, comment elle a fait de l’immigration et de la défense de l’idée nationale les thèmes principaux de son programme, aujourd’hui repris par le gouvernement. Une démonstration relatant ainsi une histoire française contemporaine, qui permet donc de voir des archives (la plupart inédites) de débats, de luttes, de grenouillages, de conférences, de journaux télévisés, où se bousculent et s’imbriquent agents troubles et personnalités, Gérard Longuet, Alain Madelin, Pierre Sidos, jusqu’à Jean-Marie Le Pen, filmé en 2008 par Joseph Beauregard, recueilli au-dessus de la tombe du martyr. Duprat : un homme mort. Des idées debout.

[^2]: Un « commando du souvenir » puis un pseudo « groupe révolutionnaire juif » ont revendiqué tour à tour l’attentat, affirmant avoir décidé de punir le négationniste François Duprat, tandis que nombre des membres de l’extrême droite accusent le Mossad. Autant d’hypothèses écartées dans le film.

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