À contre courant / Les limites de l’écologie industrielle
dans l’hebdo N° 1153 Acheter ce numéro
Certains estiment que la principale solution à la crise écologique résiderait dans « l’écologie industrielle » et « l’économie de fonctionnalité ». Ces termes désignent des progrès techniques (production et mode d’utilisation) qui visent à découpler les quantités produites et la consommation de matières et d’énergie : écoconception, recyclage, réparation, réutilisation, utilisation partagée, location… Mais, à eux seuls, ils ne permettent de parcourir qu’une petite partie du chemin vers une société soutenable. Ils ne sauraient être des substituts à l’exigence d’en finir avec la croissance. Sans sobriété matérielle et sans relocalisation substantielle, ils seront largement insuffisants pour atteindre les objectifs qui s’imposent.
D’abord, ces arguments éco-industriels, souvent mis en avant par des ingénieurs, parfois pour nous convaincre que la croissance reste possible, s’appliquent essentiellement aux biens issus de l’industrie manufacturière, et même pour l’essentiel aux biens durables, ce qui est une sérieuse limite. Ensuite, on évacue la grande question de la différence entre l’utile et le futile, et donc la délibération sur des besoins raisonnables et durables, sur les gaspillages de toutes sortes. Cette pensée industrielle ne nous aide guère à traiter les problèmes du gaspillage alimentaire (20 à 30 % des aliments sont jetés en France, 40 % aux États-Unis), de l’influence néfaste de la publicité, de la fabrication de « faux besoins », des consommations ostentatoires. On pourra produire des biens de luxe et des résidences de 400 mètres carrés avec moins de matières et d’énergie, il s’agira toujours de formes de gaspillage de ressources rares.
Ce qu’on appelle « l’effet rebond » existe bel et bien : une partie des consommateurs, sous l’influence des dispositifs du marketing, de la publicité et autres systèmes de « pousse-aux-achats », profitent, si l’on peut dire, de l’amélioration des performances écologiques de certains produits pour ne pas réduire, voire pour augmenter, les usages, les kilomètres parcourus, etc. Or, le rythme du découplage via les techniques d’écologie industrielle (ou de « l’économie circulaire ») est et sera bien inférieur au rythme de réduction nécessaire de nos émissions (4 à 5 % par an, et plus selon Tim Jackson) et de notre empreinte écologique. C’est pour cette raison, entre autres, qu’il faut en finir avec la croissance.
Il en va de même de l’économie de fonctionnalité, qui vise à ce que des biens (à nouveau des biens durables) comme les voitures ou les photocopieurs soient en usage partagé ou en location afin d’augmenter le nombre d’utilisateurs par machine ou appareil. C’est évidemment très souhaitable, mais, là encore, sans sobriété, sans réduction du nombre de kilomètres parcourus ou de photocopies effectuées, les économies de ressources seront très loin d’être à la hauteur des exigences. Par ailleurs, on ne peut pas faire d’économie de fonctionnalité pour la plupart des services (les trois quarts de l’économie), parce que ce ne sont pas des biens dont l’usage peut être multiplié sans en affecter la qualité. Ni pour les biens alimentaires, dont on voit mal comment les louer… Et plus généralement, sans relocalisation substantielle, les transports à longue distance resteront très longtemps insoutenables, quels que soient les progrès techniques.
Enfin, si l’on fait la liste des grands enjeux écologiques, on y trouve la question du nucléaire, des OGM, des agrocarburants, des gaz de schiste… Or, sur ces grands débats, l’écologie industrielle et l’économie de fonctionnalité apportent assez peu d’éléments pour faire des choix, car ces derniers sont d’abord sociaux et éthiques, hors de la logique technique de production et d’usage des biens.
Il faut donc coupler ces innovations utiles, mais dont l’impact est très limité, et une forte remise en cause du « complexe consuméro-industriel globalisé » et de ses institutions, qui poussent à la fois au productivisme, au « consommer plus », et à l’extension spatiale de la production et du commerce. Et de ces deux facteurs, c’est de loin le second qui est le plus important.
Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.