À Renault, le travail des salariés contre les mensonges de la direction

La coordination CGT Renault a lancé une recherche-action sur la souffrance au travail. Une initiative qui réconcilie les ouvriers avec l’action syndicale. Et avec eux-mêmes.

Pauline Graulle  • 5 mai 2011 abonné·es

Les grillages ont remplacé les murs de béton autour de l’usine. Mais désormais, communication d’entreprise oblige, le public a interdiction d’entrer. Au Mans, Renault est une forteresse de près de 80 hectares. Une ville dans la ville, dont il faut parcourir en voiture les routes rectilignes pour avoir la chance d’apercevoir, au loin, le bâtiment ingénierie, la fonderie, les anciens blocs peinture ou tracteurs. Autour de l’interminable quadrilatère se dressent en rangs d’oignons les mancelles, ces demeures ouvrières de la fin du XIXe siècle « où vivaient les “Renault” de génération en génération » , indique Fabien Gâche, 25 ans de « maison ». L’histoire de Renault, ce délégué central CGT, fils et petit-fils de syndicalistes de l’usine du Mans (érigée en 1936), la connaît par cœur : « Dans les années 1980, l’usine employait 10 000 personnes. Aujourd’hui, on est moins de 3 000. La sociologie a changé : il y a plus de cadres, moins d’ouvriers. La plupart des salariés n’habitent plus ici. La solidarité, l’esprit de famille, tout cela s’est défait au fur et à mesure que la direction a supprimé les pauses casse-croûte, cassé les syndicats, atomisé les salariés… » C’est pourtant ici, dans ce monde qui s’effrite, qu’une nouvelle manière de lutter contre la souffrance au travail est en train de voir le jour. Elle a un nom : la recherche-action. Une méthode : la rencontre entre le savoir des salariés, l’action syndicale et un groupe de chercheurs spécialisés en santé au travail [^2]. Et un objectif : permettre aux salariés de reconquérir un « pouvoir d’agir » sur leurs conditions de travail via l’action collective.

« Nous avions constaté qu’au Mans, comme sur d’autres sites Renault, les arrêts de travail et troubles musculo-squelettiques se multipliaient, qu’il y avait beaucoup plus de turnover qu’avant » , explique Fabien Gâche. Pas question de réaliser un énième rapport statistique sur le stress au travail : « On ne voulait plus de cette abstraction chiffrée avec laquelle la direction de Renault nous enfume… Pour contrer le mensonge permanent d’une direction qui décide de sa stratégie en fonction de lignes budgétaires et demande à ses salariés de réaliser un travail impossible, il fallait parler du travail réel » , explique le syndicaliste.

Chez Renault, cet infiniment concret du travail fait (très) mal. Point d’orgue, la série de suicides de cadres qui débute en 2005 au Technocentre de Guyancourt. Le retentissement médiatique est immense. L’onde de choc se propage aux syndicats, bien obligés de prendre leur part de responsabilité dans ce désastre : quelle est l’efficacité d’un syndicalisme qui a quitté les ateliers pour s’institutionnaliser dans les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et les comités d’entreprise ? Les revendications globales et les grandes dénonciations sur le mode victimaire n’ont-elles pas comme effet collatéral d’anéantir tout espoir de changement ? Et donc de décourager les mobilisations ? « Traditionnellement, le syndicalisme a laissé aux directions les questions de l’organisation du travail , analyse Julien Lusson, chef de projets au cabinet d’expertise en santé au travail Émergences, qui a coorganisé la recherche-action. Or, cette série de suicides, qui était en réalité la pointe émergée de l’iceberg, a forcé les syndicats à s’emparer de ce problème. »

D’où cette aventure de la recherche-action lancée au printemps 2008. Elle conduit les militants CGT du Mans à retourner au chevet des cols bleus, sous l’œil suspicieux de la direction. Sur les chaînes de montage, à la fonderie, dans le secteur qualité, les militants posent aux ouvriers des questions toutes simples ( « Qu’est-ce qu’une bonne ou une mauvaise journée de boulot pour toi ? » ), écoutent leurs difficultés, même les plus microscopiques, notent leurs suggestions d’amélioration… « Quand on veut bien leur donner la parole, sourit Fabien Gâche, les salariés sont intarissables ! » Ceux-ci racontent par le menu comment ils font face, désespérément seuls, à l’intensification des tâches, aux contradictions véhiculées par la hiérarchie (faire plus vite mais mieux), aux injonctions de rentabilité ou aux économies de bouts de chandelle qui les empêchent de réaliser du « bon » travail… Exemple au Mans, quand l’organisation du travail conduit à jeter chaque jour, et sans raison, 2 000 pièces à la poubelle. Ou dans l’atelier de montage des trains arrière : la pression est telle que les chefs contraignent les salariés à laisser passer des soudures non conformes… Et ceux-ci se font ensuite taper sur les doigts ! Exemple encore à la fonderie : celui qui a été affecté au pilotage de la machine n’y connaît rien en métallurgie. Quant au nouveau four, il est sous-dimensionné et amplifie les incidents sur la ligne. Résultat de ces dysfonctionnements aux conséquences pourtant si prévisibles, Renault doit aller acheter les pièces nécessaires… à l’extérieur.

À travail insensé, travailleurs fous ? Le militant syndical continue en tout cas d’écouter, avant d’agir. « On n’est plus dans la traditionnelle posture du syndicaliste “sachant”, ajoute Fabien Gâche. On ne fait que reformuler. Ensuite, on met en commun ces expériences subjectives pour les mettre en débat entre salariés, puis entre différents secteurs. Alors, on s’aperçoit qu’on vit tous la même chose et qu’on peut agir, ensemble. » Ou comment se bâtit peu à peu le rapport de force au sein de l’entreprise. Qui passe par la victoire sur la solitude du travailleur face à ses conflits intérieurs entre ce qu’il estime être le travail bien fait et le travail qu’on lui demande. Une solitude qui déclenche la spirale mortifère de la honte de l’échec, du sentiment d’impuissance, de la résignation, du silence.

Reste qu’aujourd’hui cette reconquête du collectif, modeste, pas très spectaculaire, commence à faire tache d’huile. Au sein de la maintenance, à l’usine du Mans, une grève, intense et salutaire, a conduit au maintien d’un poste menacé. Des jeunes sont soudain revenus frapper à la porte de la CGT. Et le syndicat affirme avoir gagné 15 % de voix lors des dernières élections. « Les salariés se réapproprient le syndicat comme outil de changement social » , se félicite Fabien Gâche. « La démarche crée un cercle vertueux, poursuit Julien Lusson. Elle renforce la conscience des salariés et le collectif, réduit les distances entre travailleurs et syndicats, assoit leur autorité par rapport au patronat… » Un nouveau monde, en somme.

[^2]: Karine Chassaing, François Daniellou, Philippe Davezies, Jacques Duraffourg (décédé depuis).

Publié dans le dossier
En finir avec Mitterrand
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