Affaire DSK : les rouages de la « justice spectacle »
Les images de Dominique Strauss-Kahn menotté ont causé en France de vifs débats. Nous analysons ici les spécificités du système judiciaire américain. Et les différences de culture médiatique entre la France et les États-Unis. Par notre correspondant, à New York.
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Harlem. Dimanche 15 mai. Un groupe de journalistes, de photographes et de cameramen se masse à la sortie du parking du bâtiment de la Special Victims Unit (SVU), une unité spéciale de la police new-yorkaise qui traite notamment des affaires de crimes sexuels. Depuis la veille au soir, c’est dans ce bâtiment massif de briques rouges, style blockhaus, qu’est interrogé Dominique Strauss-Kahn. Le groupe se demande quand il va sortir. Certains attendent depuis 7 heures du matin, d’autres depuis la veille. Des ondées s’abattent régulièrement. « Et dire que j’aurais pu être en train de prendre un petit-déjeuner avec ma copine » , se plaint un journaliste.
Plus que l’heure de sortie de l’ancien ministre, beaucoup se soucient de savoir si les policiers le feront « marcher » devant les objectifs. Au porte-parole qui se présente de temps à autre pour informer le groupe d’une sortie imminente – sans cesse reportée –, un des photographes lance même : « La seule chose qu’on demande, c’est que vous le fassiez sortir quand il fait jour. »
23 h, il fait nuit, mais les signes d’une apparition se multiplient. Une voiture se gare devant le groupe. C’est le véhicule qui conduira l’ancien ministre derrière les barreaux. La presse jubile : elle verra DSK de près. Mieux, un officier de police, probablement de la brigade criminelle, rapproche la voiture du groupe quelques minutes plus tard. « Il sera l’employé du mois » , commente un photographe. Quelques instants plus tard, Dominique Strauss-Kahn apparaît menotté, le visage fermé, face aux objectifs.
La pratique porte un nom. Il s’agit du « perp walk » (« la marche du malfaiteur »). Elle existe depuis plusieurs décennies. Déjà, dans les années 1920, les autorités judiciaires et le légendaire directeur du FBI Edgar Hoover l’autorisaient. Leur objectif : accroître le prestige des procureurs et des forces de l’ordre au sein de l’opinion. Hoover lui-même ne se privait pas de « photo-op » avec les gangsters de renom mis derrière les barreaux. En 1936, il s’était affiché aux côtés d’Alvin Karpis et de Harry Campbell, membres du gang des Barker, au moment de leur arrestation.
Plus récemment, l’ancien procureur des États-Unis Rudy Giuliani, qui deviendra par la suite maire de New York, a fait du perp walk un « art », pour reprendre l’expression utilisée par Laurie Levenson, experte en justice criminelle à la faculté de droit de Loyola University, en Californie. En 1987, Giuliani a ainsi autorisé la police à faire irruption dans la salle des marchés de la firme financière Kidder, Peabody & Co. pour interpeller le trader Richard Wigton, accusé de délit d’initié. Les photographes avaient été prévenus. Ils ont obtenu le cliché dramatique du financier en larmes, escorté par la police devant ses collègues. On découvrira par la suite que Wigton était innocent. Giuliani « connaissait la valeur en termes de relations publiques, pour les procureurs en tout cas, de l’image d’un accusé en menottes devant les médias avant leur inculpation formelle » , souligne un article de Reuters intitulé « Perp walk : la faute à Giuliani ».
On ne peut pas comprendre la pratique du perp walk si on ne connaît pas l’histoire et le fonctionnement du système judiciaire américain, une justice qui est rendue directement et indirectement par l’opinion publique. En effet, au niveau local, l’accusation dans les affaires criminelles est menée par un District Attorney (ou « DA »), l’équivalent de notre procureur. Dans un système accusatoire comme aux États-Unis, c’est à lui et à son équipe qu’incombe la responsabilité de prouver la culpabilité de l’accusé. Aux États-Unis, le DA a un rôle politique. À New York, il est élu pour un mandat de quatre ans au suffrage universel direct depuis 1896. Il peut se présenter autant de fois qu’il veut. Ainsi, l’ancien procureur de Manhattan, le légendaire Robert Morgenthau, a « régné » sur la justice locale durant près d’un quart de siècle, acceptant seulement de ne pas se représenter pour partir à la retraite (il avait 89 ans au moment de son départ, en 2009 !). Élu du peuple, le DA fait campagne et cherche à obtenir le soutien des grands journaux locaux. Il est sous obligation de résultats. Il doit donc mettre toutes les chances de son côté pour remporter ses procès. L’utilisation des médias est primordiale. Il y a vingt ans, un procureur chargé d’une affaire de prise de contrôle illégale d’une banque américaine par une autre avait posé avec son équipe en « une » du magazine Vanity Fair. Titre de l’article : « Comment ils ont cassé la banque. » C’était quelques jours avant les premières inculpations dans l’affaire.
À cela, s’ajoute le jury populaire, instance de citoyens sélectionnés pour décider de l’issue du procès de manière impartiale. Les fuites orchestrées par les avocats de la défense ou le procureur – et dont la presse raffole – jouent un rôle fondamental pour les influencer en dehors de la cour.
Pour Robert S. Bennett, ancien procureur fédéral, l’irruption des médias et de l’information en continu dans le quotidien des Américains a bouleversé les rapports médias-justice-police, en particulier dans les affaires impliquant des personnages connus. « Avant le Watergate, les médias n’avaient pas l’impact qu’ils ont maintenant sur le processus judiciaire, écrivait-il en 1997 dans la revue de droit de l’université Loyola. Nous vivons aujourd’hui dans une ère où les procureurs peuvent utiliser les journalistes pour créer de l’attention autour de leurs enquêtes, tandis que les journalistes peuvent, grâce à leurs reportages, déclencher des demandes d’investigation et de mises en examen de la part du public et des dirigeants politiques. Des procureurs insatisfaits des “deals” conclus par les avocats peuvent recourir à des fuites dans l’espoir que l’attention du public fera dérailler l’arrangement. »
Paradoxalement, l’idéal démocratique du système judiciaire américain desservirait-il Dominique Strauss-Kahn ? La question a semblé se cristalliser le 16 mai, lors de l’audience préliminaire de ce dernier devant la cour criminelle de Manhattan. L’audience visait à déterminer si l’ancien directeur général du Fonds monétaire international serait libéré sous caution. DSK devait comparaître comme un détenu « ordinaire ». Or, la situation était loin d’être « ordinaire ». Lorsqu’il est apparu, la juge Melissa Jackson a autorisé les caméras à entrer dans la salle. Un cordon de policiers ainsi que des membres de la brigade criminelle présents lors du perp walk de la veille ont pris place autour du détenu, dans le champ des caméras. Les trafiquants de drogue qui comparaissaient ce matin-là devant la même juge n’avaient pas eu ces honneurs. Devant les journalistes, la juge a lancé à Benjamin Brafman, un des avocats de DSK : « Vous connaissez ma réputation d’impartialité. » S’adressait-elle à l’avocat ou aux caméras et aux journalistes dans la salle ? Que dire des forces de l’ordre déployées autour de DSK : était-ce « pour la photo » ou parce qu’elles étaient réellement nécessaires au bon déroulement de l’audience ? Tant qu’il y aura une présence médiatique dans la cour, le doute sera permis.
Une chose est sûre : les interactions entre police, justice et avocats avantagent toutes les parties (procureurs en quête de réélection, médias à la recherche de l’image qui fera parler, policiers désireux de s’offrir « un gros poisson » et de le faire savoir). Il en va autrement pour l’accusé. Pour lui, la présomption d’innocence est un doux rêve. Il suffit d’entendre la réaction du maire de New York, Michael Bloomberg, interrogé jeudi dernier sur l’émotion française face à « la marche du malfaiteur » : « Je pense que c’est humiliant, mais, si vous ne voulez pas vous soumettre à la marche, ne commettez pas de crime. » Qui a dit « innocent jusque prouvé coupable » ?