En finir avec le culte de Mitterrand
L’arrivée de la gauche au pouvoir était le gage d’un changement radical sur les plans économique, social et des libertés. Le tournant de la rigueur, en 1983, marque un renoncement dont le bilan n’a jamais été tiré par le PS. De jeunes responsables politiques ou associatifs, se souviennent de cette période.
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Le 10 mai 1981, François Mitterrand était élu à la présidence de la République. Vous n’échapperez pas à ce trentième anniversaire. Dans les librairies, l’avalanche éditoriale a déjà commencé. Dans les médias aussi, avec force hors-série et dossiers spéciaux. Les télévisions, surtout les chaînes publiques, ont programmé quelques dizaines d’heures de documentaires et de débats. Le Parti socialiste (et c’est bien normal) annonce quelque 200 manifestations à travers la France. Certaines commémorations sont empreintes d’une certaine nostalgie : « C’était au temps où la gauche gagnait » , titrait récemment le Nouvel Observateur.
C’était il y a trente ans, autant dire avant-hier. Tout juste le temps d’une génération qui n’a connu ni la peine de mort, ni la Cour de sûreté de l’État, ni le fichier des homosexuels à la préfecture de police de Paris, ni les trois seules chaînes de télé (contrôlées par l’État), ni le désert d’une bande FM laissée en jachère pour quatre stations (France Inter, France Culture, France Musique et FIP)… Que tout cela paraît loin ! Car nous n’avons pas seulement changé de siècle, nous avons changé de monde. Et ce changement, c’est le moins que l’on puisse dire, n’a pas pris la forme d’une transformation sociale progressiste de notre pays et de l’Europe.
De cette évolution, François Mitterrand et les socialistes sont comptables. Certes, on ne saurait oublier l’ampleur des réformes engagées après le 10 mai 1981, aussi bien dans l’économie qu’en matière sociale, sur le plan des libertés civiles et civiques que sur le terrain de la décentralisation (voir ci-contre). En un peu moins de deux ans, le premier gouvernement de François Mitterrand, conduit par Pierre Mauroy, a accompli une œuvre législative importante. « Les précédents de 1924, 1936 et 1944 avaient prouvé que les réformes qui ne sont pas menées sur le champ le sont rarement par la suite » , écrit Martine Aubry, dans un numéro spécial de la Revue socialiste .
Mais on ne peut méconnaître non plus le coup de frein au changement du « tournant de la rigueur » de mars 1983, cette « pause » interminable qui allait substituer à l’idéal socialiste de rupture avec le capitalisme le « grand dessein » européen. La « parenthèse libérale » ouverte alors n’a jamais été refermée. Élu pour « changer la vie » , le PS n’a pas su rester fidèle à ses valeurs. Il a accompagné la libéralisation de l’économie et des marchés, ouvrant la voie aux « années fric » ; il a paru s’accommoder du chômage de masse, suscitant le désarroi et, pour finir, le désamour des classes populaires. Commémorer 1981, c’est aussi se souvenir de 1993 : la victoire contre Valéry Giscard d’Estaing (VGE) et l’élection d’une majorité de socialistes à l’Assemblée nationale (265 députés sur 450) a débouché sur la déroute historique de la gauche (57 députés socialistes réélus seulement) après douze ans de mitterrandisme.
Cette réalité historique n’est guère évoquée dans les documentaires que nous avons pu voir en avant-première. Ces derniers, comme le hors-série du Monde , tournent essentiellement autour du personnage de François Mitterrand. L’homme, son parcours personnel, ses discours et ses revirements sont disséqués. Cette personnalisation, marque d’une Ve République naguère dénoncée par l’auteur du Coup d’État permanent avant qu’il ne s’en accommode, n’est pas seulement risible lorsque Jack Lang ou Roland Dumas publient leurs petits souvenirs, elle peut aussi être grotesque : le PS a prévu de publier une application Iphone permettant à chacun d’apparaître en photo aux côtés du saint socialiste. La « tontonmania » vire à l’idolâtrie.
Si le 10 mai 1981 reste une référence pour la gauche, au-delà des socialistes, c’est qu’elle a vaincu ce jour-là une malédiction. La Ve République semblait interdire l’accès au pouvoir à cette gauche défiante à l’égard du pouvoir personnel. C’est une malédiction similaire (trois présidentielles perdues) que voudraient exorciser nos socialistes quand l’aspiration à battre Nicolas Sarkozy en 2012 n’est pas moins forte qu’elle était de chasser VGE en 1981. L’évocation du 10 mai, trente ans après, doit être « le moment d’une inspiration plutôt que d’une commémoration » , écrit Martine Aubry. Soit. À condition de rappeler combien cette victoire a couronné dix années d’action militante intense. Pour imposer l’union de la gauche, agglomérer toutes les contestations, répondre aux aspirations du pays… Ce fut une œuvre collective et non l’entreprise d’un seul homme, fût-il un stratège inspiré et un tribun talentueux.
Enfin, il faut tordre le coup à cette lecture dominante du 10 mai qui prétend que cette victoire de la gauche avait soulevé « un espoir tellement grand qu’il ne pouvait être que déçu ». Ce propos est celui du docu-fiction diffusé mardi en prime time sur France 2. Serge Moati y montre combien les socialistes, dont il était, ont essayé de bien faire mais se sont heurtés aux résistances des milieux économiques jusqu’à devoir renoncer. Ne pas trop promettre, donc, est pour 2012 le leitmotiv de François Hollande et des strauss-kahniens de toutes obédiences. « 1981 nous aurait appris l’amère saveur du renoncement (version mélancolique) ou le salutaire “rappel à l’ordre” de la confrontation avec la réalité (version technocratico-optimiste) » , résume, pour s’en plaindre, Charlotte Brun, une secrétaire nationale trentenaire du PS.
Cette ex-présidente du MJS rappelle que « pour une gauche de combat, la victoire ne clôt pas un élan » , que « pour imposer de durables et tangibles avancées […], le pouvoir politique ne suffit pas » s’il ne s’adosse pas à une « mobilisation populaire » et à « une mise en mouvement de la société ». Pour cela aussi, il faut en finir avec François Mitterrand et sa pratique du pouvoir. Trop conforme à la Ve République.