Espagne : les indignados sont dans la rue
Reportage . Initié le 15 mai à Madrid, un mouvement de contestation contre les mesures libérales s’étend aux principales villes ibériques. À l’écart de tout syndicat ou formation politique.
dans l’hebdo N° 1154 Acheter ce numéro
Peu s’attendaient à ce que le mouvement des « indignados » (indignés) prenne autant d’ampleur. Même parmi ceux qui militent au quotidien à la Puerta del Sol, la place centrale de Madrid. Dans un contexte social très dur, caractérisé par un chômage massif des jeunes, les manifestations de mécontentement étaient jusqu’alors restées minoritaires, et la société civile espagnole était réputée pour son apathie politique face aux plans de restrictions successifs du gouvernement Zapatero. Ces derniers mois ont cependant changé la donne. Le ras-le-bol était de plus en plus palpable dans les discours, notamment parce que « la situation est insupportable » , explique Jema, militante d’une vingtaine d’années.
Le Mouvement du 15 mai, aussi nommé le 15-M, est devenu la manifestation sonore d’un ensemble de transformations silencieuses, le résultat d’un travail de fond accompli par 200 organisations, coordonnées dans une plateforme nommée « Democratia real. Ya ! » [^2]. Avec cette phrase emblématique extraite de l’appel à manifester : « Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiques et des banquiers. » L’occupation de la Puerta del Sol, place emblématique de Madrid, a offert au mouvement social une nouvelle manière de manifester qui rompt avec les logiques des centrales syndicales et du classique cortège de banderoles. Véritable étincelle, le 15-M s’est propagé dans tout le pays, et une quarantaine de villes ont connu leur « toma de plaza » (prise de place). Désormais le slogan « Sin casa, sin curro, sin pensión, sin miedo » [^3] s’affiche partout.
La détermination des « indignados » est évidente. Le terme aurait été choisi en référence à l’ouvrage de Stéphane Hessel, véritable succès en Espagne. Et le mouvement, mené par des universitaires et des jeunes précaires, a rapidement fédéré des Espagnols de tous âges et de tous les horizons. Il est divers, pacifique, non incarné par un leader. Tous ceux qui se retrouvent à la Puerta del Sol souhaitent dénoncer les mesures libérales, l’injustice du code électoral, le bipartisme ou l’impunité des politiques. « Le peuple uni fonctionne sans parti », crient les militants. En quelques jours, le campement improvisé est devenu un village autogéré. On compte une aide juridique, une bibliothèque, une épicerie et, autour, une profusion de revendications manuscrites dont les clichés sont en train de faire le tour du monde, mais « pas la moindre référence à une formation politique ou à un syndicat », relève Pablo, journaliste pour l’hebdo alternatif Diagonal.
C’est en 1994 que le mouvement zapatiste au Chiapas met en scène cette nouvelle radicalité, dans laquelle les initiatives sociales et civiques se contentent de construire une alternative au système mis en cause, rapportent des militants madrilènes. Dans cette logique, le Mouvement du 15 mai considère aussi la conquête du pouvoir comme une question secondaire. Dimanche 22 mai, rejetant une quelconque participation aux élections locales, plus de 3 000 manifestants réunis en assemblée générale scandaient : « Ainsi, ainsi vote Madrid ! », après la mise en place d’une gouvernance participative et populaire à la Puerta del Sol. À Madrid, à Barcelone et à Valence, les occupants se sont également mis d’accord pour un maintien des campements jusqu’au 29 mai, « le temps de structurer le mouvement vers des propositions d’actions concrètes ». L’évacuation par les forces de l’ordre est bien sûr envisagée sans être, dans l’immédiat, une réelle menace.
Le gouvernement de Zapatero, mais aussi l’ensemble de la classe politique, paraît désarmé face à un mouvement qui n’a pas d’interlocuteurs et ne fait pas valoir la moindre forme de programme électoral. « Il n’y a pas de protocole de réaction. Ils ne savent pas quoi faire de nous, et la récupération politique est difficile » , assure Alejandra, une porte-parole du mouvement. Soucieux du rapport de force et des conséquences éventuelles sur l’opinion, le gouvernement socialiste est resté timide, se contentant de ne pas faire appliquer l’interdiction de manifester, entrée en vigueur le 20 mai à minuit. Le chef du gouvernement espagnol, qui a annoncé début avril qu’il ne se représenterait pas aux prochaines élections législatives de 2012, n’est pas en campagne pour sa réélection. De son côté, le ministre de l’Intérieur, Alfredo Rubalcaba, déjà annoncé comme le futur candidat du Parti socialiste, a tenté de faire le jeu de la droite en menant une politique sécuritaire et en maintenant une ligne de fermeté au Pays basque.
Face à ce gouvernement qui a adopté des mesures libérales d’austérité, la jeunesse plongée dans la précarité a généralisé le recours au « squat » et au système D. « La vague de contestation du 15-M est avant tout un processus de gouvernance qui s’est déjà expérimenté à plusieurs reprises dans les quartiers, les mouvements des squats ou les universités. Elle est en passe de former politiquement toute une génération » , explique David Dominguez, doctorant en philosophie politique, très impliqué dans les mouvements sociaux madrilènes. Ainsi, les images de rassemblements nocturnes font la une des journaux, mais la force du mouvement de la Puerta del Sol, c’est son organisation, son énergie positive et créatrice, ses nombreux groupes de travail quotidiens et sa capacité à organiser dans le calme et avec méthode des assemblées générales de plus de 3 000 personnes.
Pour la plupart des « indignados », la comparaison avec les révolutions arabes n’est pas adéquate, et perçue comme un raccourci journalistique : « En Tunisie, le mouvement social s’est construit autour de figures de l’opposition et du syndicat UGTT. À Madrid, nous militons pour un changement radical à titre individuel » , confie à nouveau Alejandra. Les révolutions arabes sont des révoltes contre les dictatures et sont antinéocolonialistes. Mario Dominguez, historien et sociologue à l’université Complutense de Madrid, voit cependant quelques liens entre « l’émergence d’une nouvelle génération politisée qui expérimente ses capacités à vivre de manière différente » et les révoltes du monde arabe. Reste qu’à tort ou à raison le mouvement naissant se revendique davantage de Mai 68, dans sa capacité à se réapproprier l’espace public et à se constituer en assemblées générales.
« Le 15-M commence par le plus difficile : la mise en place d’une intelligence collective et la construction d’un autre type de socialisation », explique Mario Dominguez. Ainsi, si beaucoup d’« indignados » voient déjà dans l’occupation une victoire politique, le défi des jours à venir reste l’élaboration d’actions et de mesures concrètes qui fassent consensus. Les débats oscillent entre pragmatisme et radicalisme : « Nous ne voulons pas rester dans une posture critique. Il faut élaborer une stratégie effective. L’occupation de la Puerta del Sol reste un moyen, pas une finalité » , estime Natxo, une trentenaire précaire. Car si le terme de « spanish revolution » a très vite émergé, rien ne garantit, même d’un point de vue logistique, sa survie.
Novateur, le 15-M reste marginal dans la mesure où la défiance à l’égard des politiques ne semble pas avoir eu de répercussions lors des élections locales. Le recul historique du Parti socialiste espagnol était pressenti depuis longtemps par les analystes. La participation au dernier scrutin s’est maintenue, tandis qu’Izquierda Unida, le seul parti qui soutenait ouvertement la contestation, a tout juste augmenté son résultat électoral de 1 %. Surtout, « la corruption est rentable ! » , titrait au lendemain du scrutin le quotidien El Pais. En effet, les candidats mis en cause par la justice ont tous été reconduits dans leurs fonctions.
On est loin des revendications du 15-M. Tout dépendra de sa force de propositions et des actions entamées dans les jours et les semaines à venir.
[^2]: « Démocratie réelle, maintenant ! »
[^3]: « Sans logement, sans boulot, sans aide financière, sans peur. »