François Daniellou : « Un déficit de démocratie industrielle »

François Daniellou, professeur d’ergonomie à l’Institut polytechnique de Bordeaux, souligne la nécessité d’impliquer les salariés dans l’organisation du travail.

Ivan du Roy  • 5 mai 2011 abonnés

Politis : Quels impacts a la crise sur le travail et son organisation ?

François Daniellou : Le travail, c’est la rencontre entre des connaissances théoriques d’experts et de gestionnaires qui descendent et des expériences pratiques de salariés qui remontent. Nous avons besoin de l’articulation des deux. Or, aujourd’hui, les connaissances descendantes – les objectifs de production, l’organisation du travail… – écrasent l’expérience qui remonte des ateliers ou des plateformes d’appels. Les directions croient que tout va se passer comme l’ont prévu leurs beaux graphiques. Tout ce que les salariés déploient pour que cela fonctionne bien est ignoré, voire combattu. Les décideurs ont perdu tout contact avec la réalité. C’est comme s’ils conduisaient une voiture avec un journal recouvrant le pare-brise, en se référant uniquement au tableau de bord, sans pouvoir réagir aux imprévus. La crise actuelle est une crise du travail, de la perte de contact avec la réalité.

Quels sont les effets sur les salariés ?

Les salariés essaient désespérément de bien faire leur travail. C’est spectaculaire sur les plateformes d’appels, dans les assurances et les mutuelles. On oblige les employés à offrir une réponse standardisée qui serait la même quel que soit le problème du client. Or, c’est impossible. Ce n’est pas un service que l’on peut concevoir à l’avance, de manière théorique. C’est un service qui se construit dans la relation avec le client, et on empêche cette relation. Résultat : les employés sont en grande difficulté, les risques psychosociaux (RPS) augmentent. Dans l’automobile, la crise a servi à tester jusqu’où l’on peut aller dans la flexibilité. Des gens sont placés à des postes qui n’étaient pas les leurs, avec des collègues qu’ils ne connaissent pas. On assiste à une concentration des contraintes et à une forte diminution de la capacité d’expression des salariés. Cela ne pourra pas tenir longtemps.

Quels sont les signaux d’alerte ?

Ils ne sont pas les mêmes suivant les secteurs. Dans les industries à risque, comme les raffineries, la métallurgie ou la chimie, on s’en aperçoit vite parce que des accidents graves se produisent. Dans le secteur financier, qui a explosé, la réalité n’a pas grande importance. On y vit dans un monde de cristal. Chez les salariés des entreprises de production, les symptômes se manifestent par des troubles musculo-squelettiques (maux de dos, douleurs aux articulations, NDLR) ou des atteintes à la qualité, comme chez Toyota [[Toyota a dû rappeler plusieurs millions de véhicules en 2010.
*Auteur, notamment, du Travail intenable (La Découverte).]]. Dans le secteur des services, tous les clignotants sont au rouge sur les risques psychosociaux chez des gens qui ne peuvent plus accomplir leur travail correctement. L’ampleur du désastre rend nécessaire que quelque chose se passe.

La CGT compte faire de la souffrance au travail l’un de ses thèmes de campagne lors de la présidentielle. Les syndicats ont-ils pris conscience de l’enjeu ?

Longtemps, les organisations syndicales ne se sont mobilisées que sur l’emploi ou les 35 heures. Depuis quelques années, on observe un regain d’intérêt sur la question du travail. Plusieurs congrès syndicaux placent cette question au centre. L’appréhension des risques psychosociaux met cependant la culture syndicale en grande difficulté. Les syndicats sont habitués à gérer des problèmes qui ont les mêmes effets quel que soit le salarié, comme le risque d’accident physique ou le risque toxique. Les RPS ont des effets variables. Si les syndicats ont signé des accords sur l’accompagnement individuel des salariés, ils prennent conscience que c’est en regardant de plus près le travail et la manière de l’accomplir qu’on résout les RPS. Avec la recherche-action menée chez Renault, l’enjeu est d’augmenter la capacité des syndicalistes à intervenir sur ce sujet et de leur permettre de repartir à l’écoute des salariés. La légitimité d’un mandat syndical ne signifie pas connaissance des situations au travail. Il s’agit de reconstruire des collectifs qui reparlent du travail. Mais il ne suffit pas que les syndicats soulèvent la question. L’écho public dépend de la médiatisation. Celle-ci privilégie pour l’instant l’approche victimaire. Il est plus spectaculaire de présenter les salariés écrasés par le travail que tentant de résister au point de vue des gestionnaires.

Que répondez-vous à ceux qui estiment qu’il faut davantage contrôler les salariés pour être sûrs qu’ils fassent correctement leur travail ?

C’est le vieux thème de la flemme ouvrière. Les gens en difficulté, ce sont ceux qui s’investissent, qui essaient de faire bien leur travail. Ceux qui se placent en retrait ne risquent pas grand-chose. Le retrait est a priori protecteur, même si passer 8 heures par jour dans un boulot qui ne vous intéresse absolument pas n’est pas vraiment satisfaisant…

La question de l’augmentation des salaires fait de plus en plus débat. Cela suffira-t-il à résoudre le malaise ?

La dignité salariale est une question majeure, d’autant que les salaires sont bas, mais ce n’est pas la seule. La récente proposition d’une prime défiscalisée va d’ailleurs empêcher l’augmentation des salaires. Mais nous avons l’exemple de professions très bien payées qui ont rencontré de graves problèmes, comme les commandants de bord des lignes intérieures lors de la fusion entre Air France et Air Inter. Les conditions des changements organisationnels, notamment en matière de sécurité des avions, les ont mis en grande difficulté. Dans le secteur bancaire, vendre des cartes de crédit internationales à des personnes âgées qui ne sortiront plus de chez elles est vécu comme insupportable par les employés, malgré de bons salaires.


La France est le pays d’Europe où les travailleurs se sentent le moins écoutés et respectés. Pourquoi ?

Dans d’autres cultures, les salariés contribuent à faire évoluer l’organisation. En France, les salariés développent dans l’ombre des formes de bricolage, des compétences non reconnues, qui font que la machine tourne. Mais la direction et l’organisation ne prennent pas en compte cet indispensable travail de l’ombre. Au contraire, les salariés devraient pouvoir exercer une plus grande influence sur leur situation de travail, et pouvoir s’exprimer pas seulement sous forme revendicative. Bref, aller dans le sens d’une plus grande démocratie industrielle.

Pourquoi le patronat résiste-t-il à cette évolution si cela permet d’améliorer l’organisation du travail ?

Investir sur le long terme dans une entreprise et gagner de l’argent implique d’écouter les salariés. Mais cela suppose de perdre du pouvoir. En France, les patrons n’y sont pas prêts. Il existe aussi une grande différence entre actionnaires industriels et financiers. Avec les fonds de pension, dont le mode de fonctionnement est de vendre ses actions tous les six mois, ce raisonnement ne marche pas. Cela pose la question de la forme du profit : jusqu’où est-on prêt à mettre le curseur du contrôle de certains êtres humains par d’autres ? Le déficit de la démocratie industrielle tient à ça.

Travail
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