La découverte de l’Amérique
dans l’hebdo N° 1154 Acheter ce numéro
L’affaire DSK, dont on ne reparlera pas directement ici, nous a plongés dans une société américaine qui semble parfois plus lointaine que ne l’est l’autre rive de l’Atlantique. En l’occurrence, cette côte Est, héritière du puritanisme anglican, vite effarouchée par les affaires de sexe, nous a donné une leçon. Et une manifestation de femmes, dimanche à Paris, en est devenue audible par le plus grand nombre. Il n’est certes pas anormal que le « naufrage » ou la « descente aux enfers » du directeur du Fonds monétaire international ait d’abord capté notre attention. Mais ce qui est choquant, c’est la « victimisation » immédiate de DSK – aussi rapide en France que sa présomption de culpabilité l’a été aux États-Unis – et l’oubli systématique de cette femme d’autant plus absente que nous ne connaissons toujours pas son visage. Nous nous sommes souvenus à l’occasion de cette affaire qu’il y a en France chaque année au moins soixante-quinze mille viols, sans compter tous ceux que la statistique ignore parce que des femmes n’osent pas aller porter plainte ou en sont dissuadées. Il n’est pas inutile de réaffirmer qu’il s’agit là d’un crime abominable, et qu’on ne peut tolérer sur ce sujet le badinage ou la récurrente ambiguïté de certains propos, même aussitôt abjurés : « Nos pêchés sont têtus, nos repentirs sont lâches » , écrivait un certain Baudelaire [^2].
L’affaire a également mis en évidence le choc de deux pratiques médiatiques. La presse américaine a vilipendé notre goût du secret quand il s’agit de la vie privée des personnalités politiques. Entre la transparence totale, qui est la règle d’un certain journalisme d’outre-Atlantique (pas de tous), et notre discrétion (toute relative), il y a sans doute de l’excès de part et d’autre. Mieux vaut en cette matière du discernement que des doctrines. Nous persistons pour notre part à penser que nous n’avons en tant que citoyens à connaître de la vie privée de nos gouvernants que ce qui influe sur leur politique ; ce qui conduit à des conflits d’intérêts, ou ce qui confond deniers publics et privés. L’existence de la « fille cachée » de François Mitterrand, puisqu’il en a été de nouveau question, n’a eu, que l’on sache, aucune conséquence sur la politique de l’époque. En revanche, la réquisition à son profit d’un palais de la République pose un tout autre problème. De même, que M. Strauss-Kahn fût atteint de donjuanisme aigu ne regarde pas nécessairement l’opinion publique. Surtout qu’en l’occurrence ce trait de sa personnalité ne pouvait plus échapper aux lecteurs des nombreux portraits qui lui ont été consacrés. Mais si son entourage ou des journalistes avaient connaissance d’agressions et, a fortiori , de viols – ce qui reste à démontrer –, alors le silence devenait coupable, au sens pénal du mot.
Mais les leçons de journalisme d’un Bob Woodward, l’homme du Washington Post qui fit tomber Nixon en 1974 avec l’affaire du Watergate, trouvent aussi leurs limites. Voyez l’insupportable « candeur » ou complicité dont le même s’est rendu coupable en croyant, ou en feignant de croire, que la petite fiole brandie par Colin Powell devant les Nations unies en 2003 contenait le bacille de l’anthrax, et qu’il fallait par conséquent déclarer d’urgence la guerre à l’Irak nanti d’une arme chimique de destruction massive. À chacun ses faiblesses et ses lâchetés. Celle-ci a fait beaucoup de morts. En France, ce n’est pas tant la discrétion des médias sur la vie privée des personnalités politiques qui fait problème que le tissu de réseaux et de connivences entre deux corporations auxquelles il faut associer certains « intellectuels » qui forment ce qu’on appelle la « classe politico-médiatique ». Il n’est qu’à voir la furie qui s’est emparée ces derniers jours d’un BHL qui juge, préjuge et condamne à tours de bras. On se réjouit en l’occurrence de le voir brocardé dans la presse américaine. Chez nous, rien ! Une autre leçon est la confrontation de nos systèmes judiciaires. Entre maintes différences, une au moins nous semble essentielle : l’existence en France du juge d’instruction. Celui-ci, comme le dit la formule, instruit « à charge et à décharge » . Il n’existe pas aux États-Unis, où deux camps s’affrontent. Notre juge d’instruction peut évidemment déraper ou déraisonner, comme dans l’affaire d’Outreau. Mais le risque nous semble plus fort aux États-Unis. Risque d’un déséquilibre économique d’abord, entre les deux parties. Notre juge d’instruction est, si l’on ose dire, « gratuit ». Risque, ensuite, que l’affrontement à l’américaine génère une violence destructrice. Imaginez, dans l’affaire dont on a dit qu’on ne parlerait pas ici, ce que la petite femme de ménage, même innocente, même présumée victime, subira quand les puissants avocats de la partie adverse vont s’employer à montrer les failles de sa personnalité et les méandres de sa vie d’émigrée.
Il n’est pas sûr décidément qu’il soit souhaitable d’imiter ce système. C’est pourtant bien ce que Nicolas Sarkozy, fossoyeur déclaré des juges d’instruction, envisage. Quant à l’intrusion dans la vie privée, nous y courons tout droit. On l’appelle « pipolisation ». Elle n’est d’ailleurs pas tant le fait des journalistes que des politiques eux-mêmes. À propos, vous êtes au courant pour Carla ? Un papa gâteau pendant la campagne électorale, ça peut émouvoir les bonnes gens, dit-on. « Hypocrite électeur, mon semblable, mon frère »… [^3]
[^2]: Les Fleurs du Mal.
[^3]: Ibid. Ce second emprunt est légèrement détourné.
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.