La grande peur d’Israël
Michel Warschawski, journaliste pacifiste israélien et fondateur du Centre d’information alternative (AIC), analyse ici les réactions d’Israël face aux bouleversements régionaux.
dans l’hebdo N° 1153 Acheter ce numéro
En Israël, le Printemps arabe est plutôt perçu comme un automne lourd d’orages et de tempêtes. Si, au tout début des manifestations sur la place Tahrir, en Égypte, c’était plutôt l’indifférence, celle-ci a vite fait place à un autre sentiment. « Que dit-on d’Israël ? » , demandait le présentateur d’une des chaînes de radio au correspondant au Caire, et quand celui-ci répondit : « Israël n’est pas vraiment ce dont parlent les jeunes Égyptiens aujourd’hui » , on a pu entendre un « Ah bon ?! » déçu et légèrement vexé.
En Israël, on a l’habitude d’être au cœur des événements, de préférence comme victime d’un grand projet éradicateur. Être attaqué ou au moins insulté, c’est bon car, à Tel-Aviv, on sait – ou plutôt on croit savoir – comment réagir ; par contre, être ignoré, c’est tout simplement humiliant.
Petit à petit, les éditorialistes et quelques politiciens ont commencé à saisir l’importance de ce qu’Ehoud Barak avait pourtant appelé un « tsunami politique » , et l’indifférence a fait place à l’inquiétude : l’État d’Israël ne va-t-il pas perdre son rôle de protecteur de la civilisation dite judéo-chrétienne face à un monde arabe identifié au fanatisme islamiste, et son image de marque de « seule démocratie au Moyen-Orient » ? Pire : les États-Unis ne vont-ils pas être obligés de réadapter leur politique régionale et, pour ne pas perdre leur hégémonie vacillante dans la région, rééquilibrer leur stratégie au désavantage de l’État hébreu ?
Pour Benyamin Netanyahou et les néoconservateurs qui l’entourent, la guerre globale et préventive contre le terrorisme islamiste est loin d’être terminée, et les dirigeants américains auraient tort de croire que le Printemps arabe marque un tournant ; s’ils ne le comprennent pas tout seuls, Israël est là pour remettre les pendules à l’heure, y compris par des frappes préventives. D’abord, comme un réflexe conditionné, contre la population de Gaza, puis tôt ou tard contre le Liban, qui, si l’on en croit les médias nourris par des informations fournies par les services de renseignement, aurait décuplé son potentiel de missiles pointés sur les villes du nord d’Israël. Un signe de cette grande peur israélienne est la violence avec laquelle les autorités ont réagi à la commémoration de la Naqba [^2], dimanche. Les manifestations palestiniennes semblent avoir pris de court les diverses agences israéliennes de renseignement, et la confrontation qu’ils attendaient dans les villes et les villages de Cisjordanie a eu lieu à Jérusalem, sur le Golan syrien occupé et au passage d’Erez, au nord de la bande de Gaza. Comme l’écrivait lundi l’éditorialiste Aluf Benn dans Haaretz, « le cauchemar qui hante Israël depuis sa création s’est réalisé : des milliers de réfugiés palestiniens se sont mis en marche vers la frontière pour réaliser leur “droit au retour” ». Parallèlement, les jeunes Palestiniens de Jérusalem-Est ont, dans plusieurs quartiers de la ville et au barrage de Qalandia, attaqué les forces de police à coups de pierres avec une détermination que l’on n’avait pas connue depuis une décennie.
Si, à Jérusalem, les forces de police ont réussi à éviter un bain de sang, sur les autres fronts, en revanche, la réaction de l’armée a été sanglante : une vingtaine de morts au Golan et à Erez.
Alors que les généraux s’accusent mutuellement pour n’avoir pas su préparer l’armée à une confrontation que tout le monde attendait, certains dirigeants travaillistes font pour une fois un bilan plus politique. Le député Nahman Chay, par exemple, expliquait à la télévision que la chute de Moubarak en Égypte et l’affaiblissement du régime de Bachar el-Assad en Syrie représentent un problème stratégique pour Israël, qui a perdu en quelques mois deux des sous-traitants les plus efficaces de sa propre sécurité. Pour l’entourage de Netanyahou, en revanche, derrière ces manifestations se trouve, bien évidemment, le régime iranien : Téhéran delenda est ! ( « Carthage doit être détruite » , affirmaient déjà les Romains). La classe politique israélienne est unanime pour saluer le « rôle modérateur » de la police palestinienne, qui a su réprimer les rares tentatives de jeunes Palestiniens de Cisjordanie de manifester contre l’occupant. Ce comportement honteux des forces de police de l’Autorité palestinienne a été immédiatement récompensé par le gouvernement israélien, qui a enfin accepté de transférer à Ramallah l’argent des taxes palestiniennes que le ministre des Finances, Youval Steinitz, refusait de débloquer.
Dans son commentaire du 16 mai, l’éditorialiste du Haaretz Amos Harel résume parfaitement le sentiment de la majorité de l’opinion publique israélienne : « Les incidents d’hier, écrit-il, ne sont qu’une répétition générale de ce qui nous attend en septembre », quand l’Assemblée générale des Nations unies votera la reconnaissance de l’État palestinien.
[^2]: Naqba : la « catastrophe », en arabe, désigne le jour de la proclamation unilatérale d’Israël, le 15 mai 1948, qui provoqua l’exode massif de quelque huit cent mille Palestiniens chassés de leurs terres.