« La logique de bouc émissaire prospère sur la désespérance »
Florian Delmas est maître de conférences en psychologie sociale à Grenoble, spécialiste des préjugés et des stéréotypes. Il revient sur le processus de fabrication du bouc émissaire.
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**Politis : Quel intérêt le politique a-t-il à désigner des boucs émissaires ?
Florian Delmas :** La « bouc-émissarisation » a une fonction très importante : simplifier considérablement le discours. Elle repose sur un processus qui consiste à expliquer un problème par une cause unique et, surtout, suffisante, qui devient la cause « à supprimer ». Exemple : ce sont les fraudeurs qui causent le déficit de la Sécurité sociale. Or, dans la réalité, tout phénomène est le résultat d’une multiplicité de causes qui s’enchaînent et interagissent. Nous vivons d’ailleurs dans un monde à la causalité de plus en plus complexe, avec la mondialisation, l’Europe… Mais cette simplification a au moins deux avantages dans la communication politique : elle facilite la médiatisation du discours car il est très compréhensible en peu de temps, et fait passer celui qui parle pour une sorte de Zorro. En pointant du doigt une catégorie d’individus, Nicolas Sarkozy donne ainsi l’espoir que, s’il tape du poing sur la table, les problèmes disparaîtront comme par enchantement.
Comment fabrique-t-on un bouc émissaire ?
C’est presque impossible de le créer de toutes pièces en peu de temps. En fait, le bouc émissaire est la réactivation de schémas enfouis dans notre mémoire collective. Par exemple, l’histoire coloniale de la France, en ce qu’elle a instauré une relation de méfiance entre le colon et l’autochtone, se retrouve à l’état de sédiment dans la vision d’une immigration « problématique ». La bouc-émissarisation est la reviviscence de liens préexistants dans l’imaginaire, qu’il est donc assez facile de faire ressurgir, sans même les évoquer explicitement. En revanche, la création du bouc émissaire prend du temps : les Juifs ont ainsi été pourchassés en Occident pendant des centaines d’années, bien avant l’apparition du nazisme. Il y a néanmoins des procédés qui facilitent leur émergence. Nicolas Sarkozy l’a bien compris, qui utilise la stratégie utilisée par les néoconservateurs américains : le « storytelling ». Cela consiste à mettre en récit un fait divers, à l’incarner pour favoriser l’identification, et à en faire un événement proche des gens. D’où ces personnages stéréotypiques dont on connaît l’apparence, l’histoire de vie, le prénom – comme la femme voilée victime de son mari ou le grand-père victime de jeunes délinquants –, qui sont portés de manière récurrente dans l’actualité par le gouvernement. Ces histoires créent une résonance émotionnelle forte chez le récepteur du message, une absence de distance qui empêche une perception rationnelle. Et donnent lieu à une réaction sur le mode vindicatif : soif de vengeance, désir de justice immédiate… Cette méthode est manipulatoire.
Y a-t-il un risque que cette bouc-émissarisation conduise à une montée de la violence comme on l’a vu dans les années 1930 ?
Son principal effet, pour l’instant, est d’instrumentaliser une population contre une autre, d’opposer les gens entre eux… Quant au génocide des Juifs par les nazis, il s’est produit dans un pays et à une époque où l’on attaquait physiquement ses adversaires politiques, où les locaux des syndicats étaient mis à sac, etc. Une société alors terrorisée par la violence politique qui a été « soulagée », en quelque sorte, que cette violence s’abatte sur une cible en particulier : les Juifs. On voit là la perversité de la logique.
Comment les citoyens peuvent-ils se prémunir de ces stéréotypes ?
Par le doute. On doit se demander si cela a vraiment eu lieu et dans quelles circonstances. Tel fait divers ne montre-t-il pas justement l’inverse de la conclusion qui en est tirée : le côté rarissime de l’événement ? Une autre manière de résister collectivement à la bouc-émissarisation, c’est le devoir de mémoire qui nous met en garde contre une répétition de l’histoire. Les médias doivent aussi veiller à traiter les événements de manière plurielle, notamment la télévision, à ne pas donner la seule lecture gouvernementale, à créer la confrontation entre les points de vue, et à mener une réflexion sur les mots qu’ils emploient : « communauté musulmane », « jeunes », etc. Enfin, la logique de bouc émissaire prospère sur la désespérance. Plus les gens se sentent menacés par le déclassement social, plus ils veulent – à raison – que les choses changent, vite. Et plus cette simplification les séduit. La responsabilité du politique est immense car il doit à tout prix anticiper l’effet de ses discours et de ses lois sur la population, notamment quand il pousse les gens dans des bras peu républicains !