L’énergie sismique de 68
L’historienne Caroline Rolland-Diamond publie une recherche sur les caractéristiques de la contestation étudiante à Chicago en 1968.
dans l’hebdo N° 1153 Acheter ce numéro
Politis : Vous insistez sur le fait que le mouvement étudiant à Chicago autour de 1968 s’est développé sur trois grands groupes de revendications, ce qui n’était pas abordé, dites-vous, par l’historiographie jusqu’ici : la lutte contre la guerre du Vietnam, la lutte contre le racisme et les discriminations, notamment dans les universités, et des revendications plus locales de démocratie participative, contre la pauvreté des quartiers de la ville. Pourquoi ? Et pourquoi cet aspect était-il délaissé par l’historiographie ?
Caroline Rolland-Diamond : Ce n’est pas que les historiens l’ont délaissé, mais ils ont traditionnellement séparé ces trois aspects. Ainsi, les études sur la contestation étudiante se sont concentrées sur les mobilisations contre la guerre du Vietnam. La lutte contre le racisme a fait l’objet de très nombreuses études, où les mobilisations des étudiants sur ce terrain sont très peu mentionnées, et qui abordent essentiellement l’histoire du mouvement pour les droits civiques dans le sud des États-Unis. Lorsqu’on parle du mouvement noir dans les grandes villes du Nord, c’est seulement à propos des émeutes des ghettos urbains. Le lien entre les révoltes des ghettos urbains et la mobilisation des étudiants noirs est très rarement fait. De même, il y a eu des études ciblées sur la mobilisation des étudiants noirs mais elles ne font pas le lien avec celle contre la guerre du Vietnam. Quant aux mobilisations de quartiers et à la démocratie participative, là encore, le lien n’est presque jamais établi avec ce qui se passe sur les campus universitaires, et les études se sont surtout tournées vers la mobilisation de certaines associations locales, d’habitants de quartiers, mais sans voir qu’il existait un rapport avec la contestation étudiante. Par exemple, avec la démocratisation de l’enseignement supérieur dans les années 1960, les universités sont forcées de s’étendre et veulent alors empiéter sur les quartiers alentour, souvent pauvres, et faire expulser des gens en s’alliant avec la mairie, ce qui provoque des mobilisations des habitants des quartiers, avec le soutien fréquent des étudiants. L’objet de mon livre était donc principalement de montrer que ces trois volets de la mobilisation étudiante étaient intimement liés et que l’on ne pouvait pas comprendre la radicalisation du mouvement étudiant et la nature du défi qu’il a posé si l’on ne les remettait pas en résonance. Dans la même logique, dans la grande majorité des ouvrages, on se concentre sur la contestation étudiante en ne traitant que des jeunes blancs souvent d’origine aisée, alors que j’essaie de montrer qu’il y a tout un pan de la mobilisation par des étudiants de toutes origines (Blancs, Noirs, Latinos, etc.) et provenant de milieux défavorisés qui, eux, s’intéressent évidemment à la guerre du Vietnam, mais ont aussi des préoccupations plus locales.
A contrario, ne peut-on pas considérer que c’est quand même la guerre du Vietnam qui a été le principal objet de la contestation ?
C’est évident, et ce n’est pas contradictoire avec ce que je disais à l’instant. Au début des années 1960, la guerre a été contestée par une toute petite minorité, mais c’est avec l’entrée massive des États-Unis dans le conflit, à partir du début 1965, que la mobilisation s’amplifie. Et davantage encore lorsque la conscription commence à toucher massivement les étudiants avec la fin du système des sursis universitaires. Donc, en effet, la guerre joue un rôle amplificateur de radicalisation. Mais, en outre, elle va permettre de révéler des rouages, des mécanismes de ce qu’Eisenhower avait appelé, dans sa toute dernière allocution, le « complexe militaro-industriel », et de voir comment les universités ne sont pas des acteurs neutres, mais qu’elles participent activement à la mobilisation du gouvernement fédéral. Ainsi, à partir de la guerre, ces mobilisations ont permis de jeter un regard critique sur l’université, puis, à partir de l’université, un regard critique sur la ville, et plus généralement de mieux comprendre les rouages politiques aussi bien au niveau fédéral que local.
Une partie de l’historiographie française a parlé des « années 68 ». Vous parlez, vous, de « moment 68 ». Pourquoi ce terme ?
Je serais tentée de répondre : pour ne pas m’inscrire dans les débats historiographiques français ! Même si je suis d’accord avec le concept des « années 68 ». Mais j’ai surtout choisi le terme de « moment » parce qu’il signifie aussi la mesure de l’énergie d’un séisme. L’idée du « moment sismique » me plaisait et me semblait correspondre notamment à cet événement qu’a été la Convention nationale démocrate d’août 1968 contestée par les étudiants. C’est un moment charnière avec une soudaine visibilité de la répression, un tournant pour la contestation à Chicago et au-delà. C’est aussi une sorte de tremblement de terre dans les équilibres politiques du pays. Et la violence qui s’abat sur les étudiants qui manifestent pacifiquement va annoncer la suite : celle d’une répression féroce contre tout le mouvement étudiant dans le pays.
Justement, cette fameuse Convention nationale démocrate est souvent considérée comme l’apogée du mouvement de contestation des années 1960 aux États-Unis. Que s’est-il vraiment passé ? Les étudiants étaient-ils contre la tenue de cette convention ? Et peut-on vraiment parler d’apogée ?
Les étudiants étaient critiques vis-à-vis du Parti démocrate à cause de la guerre, alors qu’ils avaient traditionnellement tendance à le soutenir pour ses politiques sociales. Cette division a entraîné chez les étudiants une interrogation sur ce qu’ils devaient faire pendant la Convention. En effet, manifester leur opposition à la guerre, donc au Parti démocrate, ne signifiait-il pas saper les efforts du gouvernement fédéral en faveur des minorités et risquer d’avantager les Républicains ? En fait, la guerre du Vietnam coûtait tellement d’argent que le gouvernement a choisi de privilégier la guerre aux dépens de la lutte contre la pauvreté. Et cela apparaît clairement justement à la Convention de Chicago. Mais je ne dirais pas que c’est l’apogée du mouvement. Certes, c’est un moment qui a cristallisé l’attention car c’est l’affrontement entre deux mondes antithétiques : d’un côté, ceux qui évoluent vers des positions de plus en plus radicales, et même, pour certains, révolutionnaires, et, de l’autre, ceux qui veulent défendre l’ordre établi symbolisé par le Parti démocrate – et dans les rues de Chicago par la police. Toutefois, les étudiants ne sont pas d’accords entre eux sur la conduite à tenir. Ils l’ont été très fortement jusqu’à l’assassinat de Robert Kennedy, qu’ils soutenaient massivement puisqu’il se situait aux côtés du mouvement noir, avec des positions plutôt pacifistes, pour un contrôle des armes à feu… Mais après sa mort, qui intervient en juin 1968, donc deux mois avant la Convention de Chicago, il ne reste plus personne : le président Lyndon Johnson a annoncé qu’il ne se représentait pas ; son vice-président, Hubert Humphrey, n’est pas du tout charismatique ; et il y a seulement un certain Eugene McCarthy, qui se présente comme le candidat de la paix. Une partie des étudiants va alors le soutenir. Mais d’autres disent qu’ils n’ont plus rien à faire avec les Démocrates, qui sont un parti de vendus. Du coup, les étudiants se divisent, et lorsqu’il paraît clair que la mairie de Chicago va interdire les manifestations, la plupart des étudiants modérés ne vont pas se déplacer, en tout cas ceux qui ne vivent pas à proximité. Ils ne sont donc pas si nombreux à manifester et, face à eux, il y a des forces de police considérables. C’est donc surtout le déchaînement terrible de la violence policière qui va faire de ce rassemblement un symbole pour le mouvement étudiant américain, et qui va aussi recréer une certaine unité puisqu’il y aura ensuite de grandes manifestations pour dénoncer la violence de la police.
Vous insistez beaucoup sur la répression dont est victime le mouvement étudiant dès 1969. Quelles formes a-t-elle prises ?
Les images de matraquages des jeunes devant la Convention démocrate ont choqué. Les autorités ont donc décidé de réprimer fortement le mouvement mais avec discrétion ! À Chicago, cela prend la forme d’une conjonction d’actions des autorités locales et fédérales (alors que dans beaucoup de villes elles sont souvent en concurrence). Tout d’abord, on met sous surveillance tous les groupes jugés subversifs, et la définition est extrêmement large, puisque ces mesures vont jusqu’à l’école de folk music de Chicago ! La surveillance se conjugue avec l’infiltration et l’utilisation d’informateurs à outrance. Il faut ajouter à cela les cambriolages pour récupérer du matériel, des listes de noms, etc. Les intimidations sont aussi monnaie courante, avec parfois la collaboration d’organisations paramilitaires de droite ou d’extrême droite. On envoie aussi des courriers anonymes pour créer des tensions internes entre les gens, qui se mettent parfois à se soupçonner les uns les autres d’informer la police. Ou bien les employeurs en reçoivent sur les activités militantes de leurs employés, ou les parents dans le cas de jeunes militants, ou les propriétaires pour les locataires. Enfin, la répression a pu aller jusqu’à l’assassinat, dans le cas du leader local des Black Panthers, Fred Hampton, qui était étudiant et qui a été tué par la police avec un de ses camarades dans leur propre appartement. Tout cela a porté des coups très durs au mouvement, qui a peu à peu connu un lent déclin.