« The Tree of life » de Terrence Malick ; « L’Apollonide » de Bertrand Bonello
C’était le film le plus attendu à Cannes depuis… l’an dernier ! Des rumeurs répétées avaient en effet annoncé la présence sur la Croisette du dernier opus de Terrence Malick en 2010. Mais le film alors n’était pas prêt. Les festivaliers se sont donc levés encore plus tôt ce matin pour la projection de 8h30, afin de ne pas passer à côté du Graal, présenté, enfin !, ce lundi en compétition (et en salles à partir de demain, mardi). Mais ils sont nombreux, malgré tout, à avoir été refoulés.
Avec une telle attente, et les superlatifs accompagnant le nom de Terrence Malick, parfois qualifié de «génie » – peut-être et avant tout parce que le cinéaste se fait rare, autant par sa production que par sa personne – The Tree of life suscitait des espérances sans doute disproportionnées. Je n’étais personnellement pas dans cet état d’esprit quand les lumières se sont éteintes, ayant été sérieusement gêné par la lourdeur du symbolisme et l’esprit de sérieux de son avant-dernier film, le Nouveau monde , sorti en 2005.
Du coup, ce nouveau Terrence Malick ne m’apparaît être ni l’énorme déception ni le « film événement » proclamés par les uns ou les autres. The Tree of life marque une étape dans la prise en charge cinématographique du mysticisme et de la réflexion métaphysique qui caractérisent le cinéaste. Jusqu’à maintenant, Malick refusait l’abstraction. Tout l’arrière-plan philosophique devait s’inscrire dans une narration, des personnages et des affects, au risque d’alourdir le récit de symboles et de dialogues didactiques.
Certes, The Tree of life garde une partie narrative importante, mais celle-ci, traitée pour elle-même, a valeur de parabole : dans le Texas des années 1950, une famille middle class est composée de trois garçons, un père autoritaire (Brad Pitt) et une mère compréhensive (Jessica Chastain). L’aîné des garçons, Jack, est particulièrement sensible aux brimades qu’impose son père. Son comportement change peu à peu, le gamin choisissant finalement de « faire ce qu’il déteste » , autrement dit le « Mal ». Tandis qu’un bouleversement dans la vie professionnelle du père va l’amener à reconsidérer la morale de la vie qu’il enseigne à ses enfants : « Pour réussir, il ne faut pas être trop gentil » .
Cette histoire est en réalité construite sur un flash-back, puisqu’on a appris au tout début que Jack est mort désormais (suicide ?). Et c’est à partir de la douleur de la mère que le film développe sa partie résolument abstraite. Un voyage dans l’espace et le temps (dont une scène, très remarquée, avec des dinosaures), dans le cosmos et le microscopique, dans les fonds marins, les minéraux, le végétal, etc., à travers des images souvent retravaillées à l’ordinateur et des musiques fortement lyriques, le tout atteignant quelque chose qui pourrait se nommer, sans ironie, le kitsch somptueux. Autrement dit, la recomposition symphonique de visions ou d’effets visuels rebattus, qui accompagne les interrogations mystiques que distillent les voix-off.
Ce n’est pas exactement un spectacle sidérant de beauté ou d’intériorité, mais c’est moins triste et plus assumé que les quelques plans où Sean Penn (qui partage mystérieusement le haut de l’affiche avec Brad Pitt), seul, déboussolé, erre dans une cité américaine high-tech, alors qu’il est censé figurer le frère cadet de Jack à l’âge adulte. Bref, The Tree of life démystifie Terrence Malick, qui n’est plus un « dieu cinéaste », mais dont l’œuvre, cependant, reste d’une ambition singulière.
À mi-festival, l’Apollonide , sous-titré « Souvenirs de la maison close », est le plus beau film de la compétition que j’ai vu, avec le Gamin au vélo des frères Dardenne. Il est l’œuvre de Bertrand Bonello, auteur de six longs métrages, dont Tiresia , en 2003, qui était déjà en compétition. C’est une chronique très pudique d’une maison close à Paris, à l’aube du XXème siècle, en 1900. La caméra nous installe dans la communauté des jeunes prostituées qui, dans une ambiance feutrée, subissent une violence qui prend des formes diverses, la première d’entre elles étant le confinement et les règles imposées par la tenancière (interprétée par Noémie Lvovsky).
Mais le film n’est certainement pas un brûlot dénonciateur des conditions de ces filles, même si, peu à peu, le spectateur va se rendre compte qu’il s’agit d’un véritable esclavage, d’une mainmise définitive sur les corps. Ce qui est avant tout admirable ici, c’est la délicatesse du regard, la finesse dans la description, et l’absence de manichéisme. La tenancière, par exemple, n’est pas une Thénardier, et les raisons qui l’amènent à être dure sont compréhensibles, à défaut d’être acceptables.
L’Apollonide est donc avant tout un film sur ces filles, leur sociabilité, leur façon de s’entraider, de se soutenir, mais aussi d’affronter, le soir, les clients, pour la plupart des hommes riches, des aristocrates. C’est un film de groupe, avec des comédiennes excellentes et solidaires (Hafsia Herzi, Céline Sallette, Jasmine Trica, Adèle Haenel, Alice Barnole, Iliana Zabeth…). La caméra ne quitte jamais le point de vue de leurs personnages, que celles-ci soient dans les salons cosys du rez-de-chaussée, où, le soir, on converse et boit le champagne, ou en haut, dans les chambres, où les hommes donnent libre cours à leurs fantasmes. C’est pourquoi le sexe est la plupart du temps beaucoup plus allusif que montré.
L’image du film, signée Josée Deshaies, est d’une beauté un peu distanciée, mais jamais esthétisante. Elle glisse comme une caresse sur les corps prisonniers et permet d’entrer pas à pas dans l’intimité des prostituées, de ressentir avec elles l’angoisse de tomber enceinte ou d’attraper la syphilis, leur espoir mort-né de sortir un jour de la maison close, la souffrance de la jalousie quand soudain un client de longue date se détourne pour une plus jeune…
Bertrand Bonello évite autant le pittoresque que la reconstitution (c’est pourquoi il peut faire résonner harmonieusement de la musique noire-américaine des 1960 dans la bande-son, cette musique soul héritière des chants d’esclavage). Il signe un film historiquement documenté dont la portée sociale et politique concerne plus que jamais nos sociétés contemporaines. L’Apollonide est une œuvre subtilement féministe.
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
Faire Un Don