Céline, la passion du noir
Éditeur de Céline dans
« La Pléiade », Henri Godard
livre une biographie d’un écrivain
dont la sensibilité « fiche le camp dans tous les sens ».
dans l’hebdo N° 1159 Acheter ce numéro
Politis : Après les biographies, de Maurice Bardèche à Philippe Alméras, consacrées à Céline, pourquoi vous y êtes-vous « collé », après vos cinq volumes dans « La Pléiade » ?
Henri Godard : J’ai eu envie d’atteindre un public plus vaste. J’ai un certain nombre de choses à dire sur Céline, que j’exprimais jusqu’à présent sous une forme universitaire. Cela a été aussi une manière de considérer les choses dans le temps. Le travail autour de la correspondance permettait de ne pas seulement rappeler les faits mais de montrer les réactions par rapport aux faits puisque c’est à partir de là que s’opèrent les transpositions chez l’écrivain. Enfin, c’était l’occasion de consacrer quelques pages aux œuvres elles-mêmes, romans et pamphlets.
Du tome II en 1974 à la réédition du tome I en 1981, de la correspondance publiée en 2009 à aujourd’hui, votre perception de l’écrivain a-t-elle évolué ?
Elle a changé par à-coups. J’étais parti sur l’aspect positif, les romans, pour démontrer leur valeur, avec l’idée de dire que c’est bien à partir de là que le problème se pose. S’il n’y avait pas eu ces huit romans, que ce type soit un fou antisémite, tout le monde s’en ficherait. C’est donc sur la prise en charge des pamphlets que le travail a évolué. J’ai essayé de suivre deux lignes : la formation de l’écrivain et la progressive expression de l’antisémitisme.
Vous soulignez l’importance de la formation chez Céline…
C’est un garçon né dans un milieu pour lequel la littérature n’existait pas. Il lâche l’école à 13 ans et n’a de contacts avec les grands auteurs qu’en dehors de la scolarité. C’est là que naît le désir d’écrire, de rivaliser avec des gens qui lui paraissent éminents. S’y ajoute une existence invraisemblable : son origine dans un milieu de petits commerçants, l’expérience de commis dans un magasin, la Grande Guerre, les milieux interlopes à Londres, l’Afrique, les États-Unis, la SDN. C’est un enchaînement de moments où tout est fait avec excès, jusqu’en 1936, avec l’échec public et critique de Mort à crédit.
Vous opérez un aller-retour constant entre la vie et l’œuvre. Tout se passe comme si l’une nourrissait l’autre.
Absolument. C’était la difficulté de cette biographie, de ne pas prendre pour argent comptant toutes les transpositions mais de confronter l’expérience aux textes tout en bénéficiant des recherches récentes et des lettres qui resurgissent. Dans un sens, travailler sur Céline, c’est toujours plus vivant que sur n’importe quel autre écrivain !
La complexité de la trajectoire de Céline et de son personnage ne peut s’appréhender qu’au bout de milliers de pages…
Il est vrai qu’il fiche le camp dans tous les sens. D’un côté, il est médecin des pauvres, à l’autre bout il écrit les pires horreurs. Sans prendre le cas extrême des pamphlets, il est aussi difficile à appréhender dans la différence entre les romans d’avant et d’après-guerre. Même les gens favorables à Céline ne sont pas tous sensibles au même Céline. Près de 80 % ne sortent pas de Voyage, d’autres voient dans la trilogie allemande l’aboutissement d’un style. Si Céline a un avenir, ce sera quand l’on prendra conscience de sa continuité et de sa discontinuité. Car dans l’emploi de la langue, tout est déjà dans Voyage et en même temps rien n’y est. C’est du populaire et du révolté qui n’existent plus dans les romans finaux, tournés vers la déconstruction, la segmentation de la phrase. Reste un fort sentiment de l’unité de l’œuvre.
L’œuvre n’est-elle pas souvent réduite à son désespoir, sans y voir la part d’humanité, de sens comique, de cœur simple ?
Il a fait ce qu’il fallait pour ça. Il existe en effet un aspect chez lui qu’on n’ose plus souligner parce qu’il a écrit tellement d’horreurs à côté, et qu’on aurait l’air de l’excuser. Il y a également chez Céline lui-même une espèce de pudeur à montrer ses bons côtés. « Il faut noircir et se noircir », disait-il. Mais il a assurément un autre pôle de sensibilité qui n’est pas moins puissant, qu’on observe dans tous les romans.
Des analyses que vous consacrez aux pamphlets jusqu’aux travaux déjà publiés, tout semble prêt pour une édition critique de ces pamphlets.
Je trouve que ce serait plus sain. Je ne crois pas que ce soit nocif, même si je peux me tromper. Il serait plus normal que chacun puisse prendre ses responsabilités. Quand j’étais à l’université, lorsqu’un étudiant me proposait de diriger sa thèse sur Céline, je lui demandais de lire d’abord les pamphlets puis de revenir vers moi s’il avait toujours envie de se lancer dans ce travail. Surtout, je souhaiterais que les pamphlets soient republiés avec un appareil critique et sous la forme d’un volume collectif nommé « Écrits polémiques ». Je répugnerais à publier sous le seul titre Bagatelles pour un massacre. Car c’est une telle bombe, à cause de Céline bien sûr, mais aussi à cause du contresens que renferme le titre de ce livre, publié en 1937, et qui a été pris après-guerre pour le massacre des juifs. Un volume d’écrits collectifs aurait l’avantage de présenter un ensemble de textes formant une certaine unité, qui pourrait commencer par Mea Culpa (1936), consacré à son voyage en URSS, jusqu’à À l’agité du bocal (1948), destiné à Jean-Paul Sartre.
Quel regard portez-vous sur les polémiques, voire les guerres de tranchées que soulève Céline dans l’Université ?
Je ne vois pas tant de polémiques, à l’exception de Jean-Pierre Martin [qui a publié Contre Céline, en 1996, chez Corti, NDLR]. On peut plutôt constater l’insuffisance de prise en compte de l’œuvre littéraire, si l’on en juge par la rareté d’inscription des romans dans les programmes — mis à part Voyage, à la rigueur Mort à crédit, les autres sont complètement ignorés –, la rareté également des séminaires de recherche, celle des collègues qui acceptent de diriger un travail. Céline est un écrivain qui reste tenu à distance.
La commémoration officielle avortée du 50e anniversaire de la mort de Céline a donné lieu à un nouveau débat. Avec le recul, qu’en pensez-vous ?
Il y a un an déjà, un comité décide d’inscrire ce cinquantenaire dans les commémorations officielles. On me propose alors de rédiger une notice. J’émets des réserves mais on m’assure alors que cette inscription a fait l’unanimité. Ma notice commençait justement par « doit-on, faut-il célébrer Céline ? ». Elle a été acceptée et appréciée. Le livre est sorti en novembre. En janvier, face à la polémique, le ministre de la Culture décide de retirer cette notice sans me donner d’explication. La masse de publications et d’articles qui paraissent maintenant prouve que Céline n’avait pas besoin d’une commémoration officielle. Même si, ce n’est pas absurde de le penser, j’ai cru que c’était l’occasion de commémorer Céline en tant qu’écrivain.