Des campagnes autonomes en énergie

Les territoires ruraux commencent à exploiter leurs ressources en biomasse, vent ou soleil. Un colloque en Côtes-d’Armor a montré l’ampleur des ambitions et le dynamisme qu’elles génèrent localement.

Patrick Piro  • 23 juin 2011 abonné·es
Des campagnes autonomes en énergie
© Photo : P.-Y. JOUYAUX

Prato-allo-Stelvio a gagné son autonomie énergétique. Aujourd’hui, ses 3 300 habitants produisent sur leur territoire plus d’électricité et de chaleur qu’ils n’en consomment. Sans un kilowattheure d’énergies fossiles.
Dans ce village isolé de la province de Bolzano, au nord de l’Italie, tout le monde parle encore l’allemand et se revendique du Sud-Tyrol, survivance de l’appartenance à l’ex-empire austro-hongrois. Un esprit de résistance culturelle soutenu par une forte tradition d’action collective.
En 1925, crise économique. Le prix de l’électricité atteint des sommets pour ces agriculteurs pauvres. Six d’entre eux décident de construire une petite centrale hydroélectrique, alimentée par les eaux du glacier Stelvio. « Ça nous a coûté l’équivalent de 300 vaches ! », souligne Georg Wunderer, dont le grand-père était de l’aventure, lors des premières rencontres « Énergies et territoires ruraux », tenues du 15 au 18 juin dans la communauté de communes du Mené (Côtes-d’Armor), entre Rennes et Saint-Brieuc.

Une souscription auprès des habitants de Prato-allo-Stelvio permet alors de couvrir une partie du financement. La coopérative Energetica est fondée pour l’occasion. Elle existe encore, avec une envergure insoupçonnée. Près de 35 millions d’euros ont été investis depuis vingt-cinq ans dans les énergies renouvelables, pour la production et la distribution d’électricité, mais aussi de chauffage. Un plébiscite : la coopérative compte aujourd’hui 1 095 membres, autant dire que la quasi-intégralité des familles y est représentée. « On a décidé de faire participer tout le monde, et nos factures d’énergie sont de 30 à 40 % moins élevées qu’ailleurs », se félicite Georg Wunderer, président d’Energetica, qui détient un édifiant patrimoine : quatre petites ­centrales hydroélectriques, deux éoliennes, quelque quatre-vingts installations photovoltaïques pour l’électricité.Complétées par cinq unités « à cogénération » brûlant les huiles usagées de restaurateurs locaux, et surtout du biogaz issu d’une centrale à fermentation de déchets organiques —  lisier, fumier, restes de fruits et de graisses végétales. Elle est approvisionnée par plus de cinquante agriculteurs de Prato-allo-Stelvio, constitués en coopérative. Ils récupèrent, à l’issue du processus de fermentation, un excellent engrais liquide pour amender leurs terres.


La chaleur dégagée par les moteurs à cogénération alimente, avec deux chaufferies à biomasse, un réseau de chauffage de près de 25 km de canalisations, desservant presque tous les bâtiments de la commune. Une performance en milieu rural, étant donné la dispersion de l’habitat. Prato-allo-Stelvio ne compte plus les bénéfices — économie locale stabilisée, création d’emplois et de revenus. En effet, la commune produit plus d’électricité qu’elle n’en consomme, et en vend une partie à l’extérieur : une commune « à énergie positive ». Ses ressources excédentaires ont même dépanné la province de Bolzano lors de la panne nationale du réseau italien en 2003.


Cette énergie « produite maison », comme la promeut Energetica, enthousiasme aujourd’hui bien des communes rurales, qui n’ont souvent découvert que récemment leur potentiel énergétique vert — biomasse agricole, vent, soleil, etc. –, alors que leur enclavement renchérit leurs approvisionnements. « Chaque famille paye 2 000 euros par an pour son énergie », s’insurge Brigitte Schmidt, au nom des 14 500 habitants du Lübow-Krassow, qui réunit sept villages du land de Mecklembourg-Poméranie occidentale, au nord de l’Allemagne. Un canton agricole préoccupé par son avenir dans l’économie mondialisée.


Il y a quinze ans, Brigitte Schmidt fonde l’association SIMV. Dédiée à l’essor des énergies renouvelables, elle évalue que le gisement local exploitable couvrirait huit fois la consommation du Lübow-Krassow, « avec une perspective de 169 millions d’euros de gain net par an sur son budget énergie », explique Brigitte Schmidt, une pasionaria qui précise « qu’elle n’a peur ni des mégawatts ni des millions d’euros ». La SIMV tanne les politiques et lance, en 2002, une résolution visant 100 % d’énergies renouvelables en 2030 pour le canton.


À ce jour, quinze communes l’ont signée, débordant du Lübow-Krassow. L’association a réussi à agréger près de soixante entreprises locales et rénove un bâtiment historique en centre de démonstration des technologies solaires. Isolation très poussée, équipements dernier cri : la consommation des locaux a été divisée par… 80 ! En préfiguration : un « parc énergie Krassow » comprenant des centrales à biogaz, des stations de production d’agrocarburants locaux, une centrale à cogénération, des éoliennes.


Si ces mesures de réduction des consommations d’énergie sont discrètes, elles ont le mérite de redonner des perspectives enthousiasmantes à des territoires qui s’essoufflent : autonomie énergétique, projets collectifs, investissements rentables, plus-value économique et sociale.

Les pays anglo-saxons et nordiques montrent la voie. On y recense des dizaines de projets, notamment en milieu rural. Les 57 000 habitants de l’île suédoise de Gotland veulent neutraliser leurs émissions de CO2 d’ici à 2025, et même devenir une « écosociété » modèle (ressources, déchets, etc.). Au Danemark, l’île de Samsø (4 000 habitants) prend le même chemin. En Autriche, les 30 000 habitants du canton de Murau, en Styrie, pourraient être libérés des énergies fossiles en 2015 ; Güssing (27 000 habitants), dans le Burgenland, couvre l’intégralité de ses besoins en électricité, en chaleur, mais aussi en déplacements, grâce à ses ressources locales, et a créé un millier d’emplois.


À la suite d’une visite dans ce dernier canton, un groupe d’agriculteurs et d’élus de la communauté de communes du Mené (CCM) [^2] prennent soudain conscience d’un horizon nouveau. « Les énergies renouvelables sont une véritable richesse rurale, affirme Jean-Pascal Guillouët, président de la CCM. Sur le socle de leur développement, les campagnes peuvent devenir des territoires d’avenir, porteurs d’une nouvelle démarche sociétale ! »
 Dès 2005, se crée une huilerie coopérative, Ménergol. Destinée à fournir un carburant de colza pour les machines des exploitants qui produisent la graine (seul cas autorisé par la loi), elle produit 1 200 litres par an. Mais les satisfactions sont pour l’instant différées. « Presque toute l’huile sert actuellement à l’alimentation animale car le prix du fioul a baissé juste après le montage du projet », regrette Patrick Colleu, l’un des animateurs de la coopérative. Tournant au tiers de son potentiel, celle-ci pourrait approvisionner un parc de machines double de celui du Mené, avec moins de 10 % de la surface agricole. Ménergol pourrait cependant répondre à sa vocation énergétique dès 2012 : le fioul se renchérit, et la CCM a décidé l’achat d’un camion à ordures ménagères adapté à l’huile de colza.


Le Mené — 6 500 habitants sur sept communes, et un fort réseau d’associations et d’artisans — a déclaré son objectif en 2004 : « territoire à énergie positive » en 2030 [^3]
. Devenu l’un des fleurons de l’agro-industrie « à la bretonne », le Mené voit aujourd’hui les pièges se refermer : pollution des sols par les élevages porcins, dépendance à une industrie [^4], enclavement, fragilité du modèle économique. « Importateur d’aliments animaux et exportateur de viande, il est très dépendant des aléas », appuie Laurent Gaudicheau, directeur de la CCM.


Depuis Ménergol, l’édifice du Mené s’est étoffé. Deux communes (et quatre autres d’ici à 2012) se sont équipées de chaudières collectives à plaquettes de bois produites localement. Reliées à de petits réseaux de chaleur, elles alimentent quelques bâtiments publics, commerces ou logements. Un parc éolien est prévu à l’initiative de l’industriel Veolia, où le Mené a obtenu que plusieurs clubs d’investisseurs locaux (Cigales) — 160 familles du territoire — disposent de 34 % du capital. Une pépinière d’entreprises, Ménerpôle, accueille dans son bâtiment « basse consommation » cinq petites sociétés spécialisées dans l’énergie. Une tranche de trente logements « passifs » (dépourvus de systèmes de chauffage) va être réalisée. Et un programme s’est mis au défi de rénover chaque année deux cents bâtiments anciens peu isolés pour les rendre thermiquement performants.
Mais le fleuron du Mené, son poids lourd, c’est Géotexia, inaugurée lors des Rencontres : une imposante unité de méthanisation de lisier et de déchets de l’industrie agroalimentaire (voir encadré), dont le biogaz, brûlé dans une unité à cogénération, livrera l’équivalent de la consommation électrique de 3 500 logements (hors chauffage). Pour 2013, le Mené escompte 24 % de couverture énergétique locale hors industrie.

Là encore, cependant, le volet de la réduction des consommations n’est qu’effleuré. Trop délicat ? La CCM évoque une prochaine campagne d’installation de compteurs intelligents dans un tiers des domiciles. Leurs propriétaires pourraient décider de mettre en veille une partie de leurs appareils lors des pics de demande, contre rémunération par le réseau de ce service. Avec le bonus d’une petite réduction des consommations de 5 % découlant, statistiquement, de l’attention que ce type de clients portent à leur compteur.


[^2]: Regroupant Collinée, Langourla, Le Gouray, Plessala, Saint-Gilles-du-Mené, Saint-Gouéno et Saint-Jacut-du-Mené.

[^3]: Sont pris en compte la consommation des industries et les déplacements des habitants (mais pas le transport de biens).

[^4]: Les abattoirs Kermené, qui fournissent la moitié des centres Leclerc de France.

Écologie
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