Énergie : le Japon au milieu du gué

Trois mois après l’explosion de la centrale de Fukushima, l’opinion exprime une opposition très marquée au nucléaire, tandis que le gouvernement se contente de réajuster à la marge ses plans énergétiques.

Matthieu Gaulène  • 16 juin 2011 abonné·es
Énergie : le Japon au milieu du gué
© Photo : AFP / Yamanaka

Des dizaines de milliers de Japonais ont défilé samedi 11 juin dans les rues de Tokyo et dans une centaine de villes du pays pour réclamer la fermeture des centrales nucléaires. Une forte opposition à l’atome civil traverse désormais la société. Depuis trois mois, les Japonais descendent de plus en plus nombreux dans les rues. La grande manifestation du 10 avril n’avait d’ailleurs pas été organisée par les militants antinucléaires mais par un collectif de précaires qui a su attirer un public peu enclin à descendre dans la rue.


Un sondage réalisé en mai pour le journal Asahi Shimbun dans sept pays nucléarisés précise cependant les contours du « rejet ». Les Japonais sont à 73 % opposés à la construction de nouvelles centrales ou à la prolongation de celles qui sont en service, juste derrière les Allemands. Cependant, ces derniers sont à 52 % en faveur d’un arrêt du nucléaire, contre 16 % pour les Japonais.


On retrouve cette « mesure » à l’échelon politique. Le parti social-démocrate (Shamintô) est actuellement le seul à défendre l’idée d’une sortie du nucléaire, et il ne dispose que de peu de sièges à la Diète (Parlement). Le Parti communiste japonais (PCJ), traditionnellement pronucléaire, a récemment indiqué par la voix de son président, Tetsuzo Fuwa, que le nucléaire ne devrait pas être utilisé tant qu’aucune solution viable n’est trouvée pour les déchets hautement radioactifs. Mais en l’absence d’un parti vert, cela ne suffit pas à porter la voix des antinucléaires à la Diète.

Le Premier ministre, Naoto Kan, est certes de plus en plus contesté. Sept Japonais sur dix souhaitent sa démission, indique un récent ­sondage du quotidien Nikkei. Mais, pour la moitié d’entre eux, une fois la crise nucléaire réglée : cette défiance ne date pas de Fukushima, et les attaques contre Naoto Kan ne font que reprendre leur cours après la période de décence imposée par le drame du séisme et du tsunami.


La principale conséquence politique de Fukushima est peut-être la tentative de reprise en main par le gouvernement des affaires énergétiques jusqu’alors monopolisées par le puissant ministère de l’industrie (Meti), via son Agence des ressources naturelles et de l’énergie.


Première initiative : l’annonce de l’arrêt de la centrale d’Hamaoka, la plus importante centrale de la préfecture de Shizuoka, au sud de Tokyo. La pression de la rue a joué : les antinucléaires demandent depuis des années la fermeture de ce site extrêmement exposé, construit dans la région où les sismologues japonais pronostiquent l’avènement du « Big One », gigantesque séisme qui pourrait être plus important encore que celui du 11 mars.


Cette décision a cependant surpris beaucoup de monde au Japon, et suscité une levée de boucliers dans les milieux économiques. Toyota et Sony, qui possèdent des usines dans la région, s’alarment du risque de coupures de courant. Même réaction au Keidanren, le Medef japonais, qui a exprimé sans ambiguïté son opposition à toute sortie du nucléaire.
Pourtant, cette fermeture ne doit pas faire illusion. Le ministre de l’Industrie s’est empressé de rassurer la Chubu Electric, exploitant de la centrale d’Hamaoka, en promettant qu’elle pourra redémarrer une fois la sécurité du site renforcée, travaux qui devraient prendre deux ans. La victoire a donc un goût amer pour le mouvement antinucléaire.
Il semble en effet que le gouvernement, sous couvert de grands effets d’annonce, soit décidé à ne surtout pas aller trop loin —  « tout changer pour que [presque] rien ne change ».

Ainsi de la révision de la politique énergétique promise mi-avril par le Premier ministre. Le Meti avait élaboré l’an dernier un vaste plan destiné à faire passer de 30 % à 50 %, d’ici à 2030, la part du nucléaire dans la production d’électricité japonaise. Méthode courante : on propose de construire les nouveaux réacteurs sur le site de centrales existantes, dont les riverains sont considérés comme « familiarisés au nucléaire ». Certaines préfectures, comme Fukushima (10 réacteurs) ou Fukui (13 réacteurs), sont d’ailleurs littéralement « droguées au nucléaire », décrit le journaliste Satoshi Kamata, l’essentiel de leurs ressources budgétaires provenant des impôts payés par les exploitants des centrales.


Après Fukushima, l’objectif du Meti est à l’évidence devenu obsolète, et le gouvernement a vite revu ses ambitions à la baisse. Cependant, rien de très concret n’a été proposé. Le Premier ministre a bien exprimé sa volonté de faire passer la part des énergies renouvelables à 20 % d’ici à 2020, mais, conjointement, il a surtout confirmé que le Japon ne sortirait pas du nucléaire.


Dimanche dernier, il assurait que le marché de l’électricité serait réformé afin de laisser la place à de nouveaux concurrents. Une bonne nouvelle pour SoftBank, qui ambitionne de créer une grande compagnie d’électricité « 100 % renouvelable ». Mais, à court terme, c’est surtout le charbon et fioul qui assureront l’approvisionnement. Autant dire, malgré les dénégations du gouvernement, que le Japon ne pourra pas respecter ses engagements de réduction des gaz à effets de serre, déjà forts compromis avant le séisme.


Le vrai glissement de la politique énergétique japonaise devrait être surtout marqué par des réductions drastiques de la consommation. Le pays n’a pas vraiment le choix : plus de la moitié du parc nucléaire est arrêté depuis l’accident, et les coupures de courant sont nombreuses, alors que l’été 2011, qui s’annonce très chaud, va priver de climatisation des Japonais qui en raffolent. D’ores et déjà, le gouvernement a encouragé les employés de bureau à s’habiller léger. Et de nombreuses entreprises envisagent de faire travailler leurs employés le week-end, pour contribuer à mieux répartir la consommation électrique nationale sur la semaine.


Trois mois après la catastrophe, ces timides mesures ne devraient cependant pas être les dernières. Le pays n’est encore qu’au milieu du gué dans sa tentative désespérée de reprendre le contrôle de la centrale de Fukushima, et la population s’inquiète de plus en plus de la radioactivité, plus importante qu’annoncée jusque-là.
Mathieu Gaulène

Écologie
Temps de lecture : 5 minutes

Pour aller plus loin…

Une proposition de loi surfe sur la colère agricole pour attaquer violemment l’environnement
Environnement 19 novembre 2024 abonné·es

Une proposition de loi surfe sur la colère agricole pour attaquer violemment l’environnement

Deux sénateurs de droite ont déposé une proposition de loi « visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur ». Mégabassines, pesticides, etc. : elle s’attaque frontalement aux normes environnementales, pour le plus grand bonheur de la FNSEA.
Par Pierre Jequier-Zalc
« L’élection de Trump tombe à un très mauvais moment pour le climat »
Entretien 13 novembre 2024 abonné·es

« L’élection de Trump tombe à un très mauvais moment pour le climat »

Climatosceptique de longue date, Donald Trump ne fera pas de l’écologie sa priorité. Son obsession est claire : la productivité énergétique américaine basée sur les énergies fossiles.
Par Vanina Delmas
« Des événements comme la COP 29 n’apportent pas de transformations politiques profondes »
Entretien 8 novembre 2024 abonné·es

« Des événements comme la COP 29 n’apportent pas de transformations politiques profondes »

Le collectif de chercheurs Scientifiques en rébellion, qui se mobilise contre l’inaction écologique, sort un livre ce 8 novembre. Entretien avec un de leur membre, l’écologue Wolfgang Cramer, à l’approche de la COP 29 à Bakou.
Par Thomas Lefèvre
Clément Sénéchal : « Les gilets jaunes ont été le meilleur mouvement écolo de l’histoire récente »
Entretien 6 novembre 2024 libéré

Clément Sénéchal : « Les gilets jaunes ont été le meilleur mouvement écolo de l’histoire récente »

L’ancien chargé de campagne chez Greenpeace décrypte comment la complicité des ONG environnementalistes avec le système capitaliste a entretenu une écologie de l’apparence, déconnectée des réalités sociales. Pour lui, seule une écologie révolutionnaire pourrait renverser ce système. 
Par Vanina Delmas