La ruée vers l’or gris

Les groupes privés de maisons de retraite ont constitué des empires florissants. Une logique capitalistique qui a pour corollaire une dégradation de la prise en charge. Enquête.

Pauline Graulle  • 9 juin 2011 abonné·es

Sénilité, incontinence, handicap ? Une bénédiction pour Korian, Orpéa et Medica ! Rachetant une à une les maisons de retraites indépendantes, ces groupes privés, dont certains sont adossés à des fonds de pension étrangers, ont, en trente ans, quintuplé leur présence sur le territoire français : ils détiennent aujourd’hui 100 000 lits médicalisés, soit 20 % des Ehpad (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). Et affichent une santé financière insolente, leur rentabilité moyenne s’élevant à 25 % une fois amortis les investissements immobiliers [^2]. Mais l’avenir est plus prometteur encore. À la clé, un marché estimé à 30 milliards d’euros. « Aujourd’hui, 1,4 million de personnes ont plus de 85 ans ; dans trente ans, elles seront 4,5 millions, indique Florence Arnaiz-Maumé, déléguée générale du Synerpa, le lobby des Ehpad privés. Certes, elles ne seront pas toutes dépendantes, mais une croissance forte est assurée. »


Encore faut-il que ces personnes puissent s’offrir des chambres dont il n’est pas rare que le tarif frôle les 4 000 euros mensuels. Mais, là non plus, pas d’inquiétude… Les allocations pour l’autonomie (APA) distribuées aux personnes âgées par les conseils généraux garantissent un transfert massif d’argent public vers le privé. « Pour le reste, les descendants se saignent aux quatre veines ou dépensent tout ou partie de l’héritage, indique François Nénin, auteur d’une récente enquête [^3] sur le sujet. Pour son père ou sa mère, on ne compte pas. »


D’autant que la concurrence est faiblarde en face des mastodontes ** du privé. Le secteur associatif, faute de moyens, peine à mettre en place les normes en vigueur, toujours plus drastiques. Quant au public, qui propose un tarif journalier 10 à 15 euros moins cher que dans le privé lucratif, il fait pâle figure. « Les Ehpad publics sont vétustes, explique François Nénin. Du coup, tout l’argent passe dans la rénovation ». Pendant ce temps-là, le privé ouvre deux tiers des nouveaux lits grâce à des stratégies d’investissement inventives (voir encadré).
Et aussi, parfois, grâce à de petits coups de pouce.

Exemple à Paris, en 2006 : sitôt après avoir quitté la direction de l’AP-HP [^4], où elle a fermé 800 lits de long séjour, Rose-Marie Van Lerberghe prend les rênes de Korian. « Elle s’est empressée d’y ouvrir les lits qu’elle a supprimés dans le public », affirme-t-on à SUD-Santé. L’influente patronne fait même entrer le directeur de l’Agence régionale d’hospitalisation d’Île-de-France dans le conseil de surveillance de Korian. Lequel sera poussé à la démission par la commission de déontologie de la fonction publique, contrariée par ce mélange des genres… Cette dernière n’ira tout de même pas jusqu’à ennuyer Philippe Ritter, le « dir’cab » de notre ancienne ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, pourtant ex-administrateur d’Orpea.
Au-delà, « les nouvelles Agences régionales de santé [qui distribuent les autorisations, NLDR] savent qu’on coûte moins cher que l’hôpital, glisse Jean-François Vitoux, président du directoire du groupe DVD, dernier né de la fusion entre Domus Vi et GDP Vendôme. Sur les questions sanitaires, on est de plus en plus considérés comme des partenaires du public ». Ce qui promet, là encore, un marché sécurisé.
En attendant, les profits continuent d’augmenter.

Suivant des logiques de conquêtes purement capitalistiques, le secteur s’est resserré autour de quatre empires cotés en Bourse : Korian (il pesait 922 millions d’euros en 2010), Medica (+12,5 % de chiffre d’affaires entre 2009 et 2010), Orpéa (son chiffre d’affaires a plus que doublé en cinq ans) et DVD. À leur tête, ceux qu’on appelle « les roitelets de l’or gris », qui, en général, s’y connaissent moins en social qu’en business. Avant de créer GDP Vendôme, Jean-François Gobertier a fait ses classes dans la spéculation immobilière et monté une société de voitures de luxe. Quant au docteur Jean-Claude Marian, ainsi qu’il aime se présenter, il a beau estimer que « présenter le groupe Orpéa au travers de chiffres et de courbes [lui] semble bien éloigné des préoccupations professionnelles et de notre travail au quotidien »  (sic), il ne crache pas sur une fortune de plus de 400 millions d’euros qui l’a propulsé au 93e rang des hommes les plus riches de France.
Mais, alors que les quatre affûtent leur stratégie, se diversifient sur le marché du placement à domicile ou d’un accompagnement encore plus médicalisé (ce qui permet de rafler davantage de subventions) et s’internationalisent (Korian réalise ainsi sa plus forte croissance en Allemagne et en Italie), quel est le sort réservé aux résidents de ces machines à cash ?

Peu enviable, rapporte-t-on en interne. Derrière les belles façades 4 étoiles, les personnels sont en sous-effectifs, épuisés, mal payés. Si les soignants (financés par une enveloppe assez maigre de l’assurance-maladie) sont, peu ou prou, encore présents, « ces boîtes emploient des auxiliaires de vie plutôt que des aides-soignantes car elles sont moins chères… mais aussi moins bien formées », affirme Ghislaine Raouafi, syndicaliste à la CGT. « Dans le privé, en France, on compte dix résidents pour cinq encadrants, contre 10 pour 10 en Allemagne ou en Suède, dit François Nénin. Pourquoi l’État n’impose-t-il pas un ratio obligatoire comme il en existe dans les crèches ? »
 Le besoin de relations « humaines » persistant malgré tout, c’est une nuée de professions libérales qui gravitent autour des résidents. Pédicures, fleuristes, coiffeurs… Qui font payer le prix fort. Dans certains établissements, révèle le mensuel Alternatives Économiques de juin, il faut compter 29 euros pour une pédicure, et une centaine d’euros pour l’installation du téléphone ou d’un téléviseur. Et François Nénin d’affirmer l’existence de « rétrocommissions » pour les Ehpad ouvrant leurs portes à tout ce petit monde veillant… sur le portefeuille des personnes âgées.
 « Sur les services hôteliers et l’hébergement, ajoute François Nénin, les Ehpad peuvent réaliser des marges monstrueuses en économisant sur la nourriture ou sur les protections financées par l’assurance-maladie ! Vous savez, les gens dans les maisons de retraite sont bien souvent assommés par les médicaments, cloués au lit… Ils ne se plaindront pas ! » La clientèle idéale, en somme.


[^2]: De l’aveu de Luc Broussy, ancien délégué général du Syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées (Synerpa).

[^3]: L’Or gris, Flammarion, 301 p., 20 euros.

[^4]: L’Assistance-Publique-Hôpitaux-de-Paris est une structure publique qui gère les hôpitaux à Paris.

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