La techno, une musique qui dér ange (encore)…
Deux ouvrages s’intéressent
à la musique électronique. L’un y voit une forme porteuse d’aliénation, l’autre (comme il se doit) un genre novateur appartenant à l’histoire de la musique.
dans l’hebdo N° 1155 Acheter ce numéro
De Gaulle, en son temps, avait déclaré : « On peut bien sûr regretter le temps de la marine à voile et des lampes à huile. » C’est un peu ce qu’on a envie de dire d’emblée à la lecture de ce Techno. Le son de la technopole. Pourquoi s’en prendre à un style de musique ? Pourquoi cette musique dérange-t-elle ? Les éditions de L’Échappée, drapeau noir brandi en guise de logo, souvent mieux inspirées, et le collectif Pièces et main d’œuvre s’en prennent en effet, clichés en tête, tête baissée, plus de trente ans après son apparition dans les villes industrielles américaines, à un genre musical. La « techno ». Genre musical qui a d’ailleurs l’habitude de subir les plus vives attaques. On est un peu surpris de l’origine de celle-ci. Attaquer la « techno » (qui n’est d’ailleurs qu’un courant particulier de la musique électronique) est en effet on ne peut plus courant, ou mainstream comme disent les Anglo-Saxons. Un peu comme certaines personnes se disent « contre » l’art contemporain. Les camarades aimeront sans doute le punk-rock ou le hard-metal, la musique classique, le répertoire musette ou les chansons à textes, c’est selon – et c’est bien leur droit. Mais vouer aux gémonies un style de musique en tant que tel est une démarche pour le moins étonnante. Voire absurde.
On a donc droit au fil des pages à tous les poncifs sur la « techno » : « assommoir électronique », « rejet du langage musical », « simulacre » de musique « qui élimine toute parole » , porteuse de « violence » , de « soumission » , ou même de « possession » … On croirait entendre l’attaché de communication du député Mariani (UMP, devenu depuis secrétaire d’État), jadis auteur d’un texte de loi contre les « raves-parties » : danger-pour-notre-belle-jeunesse !
Le collectif d’auteurs-enquêteurs avait jusqu’ici publié plusieurs petits livres mettant en garde contre les méfaits des nanotechnologies, du téléphone portable, des « puces intelligentes et [contre] le mouchardage technologique » ou « la police des populations à l’ère technologique ». Alerter contre les dangers de l’utilisation de certaines technologies par le pouvoir est louable ; l’utilisation répétée du terme « totalitaire » prête souvent à caution. C’est entendu, le collectif Pièces et main d’œuvre a une saine répulsion pour les « machines » , véritables créations sataniques concourant à asservir l’espèce humaine. Mais de là à s’en prendre à un style de musique, toute répétitive qu’elle soit et produite entièrement par des ordinateurs, prêterait à sourire si l’on ne relevait pas la violence crue du livre.
Outre les accusations attendues de collusion entre élus locaux, musiciens et organisateurs de ces « soirées techno » honnies – mais où vont s’amuser des milliers de jeunes –, le livre relaye les sempiternelles rengaines répétées depuis les années 1980 sur la musique électronique, dans un style pompeux : « En confiant aux machines le soin de produire le son, la techno a supprimé les conditions physiques de l’exécution de la musique. Éliminés le toucher, le souffle, la tenue de l’instrument, l’intention musicale transmise à celui-ci par le corps – bref, le jeu et le geste du musicien ; place à la table de mixage et aux potentiomètres, au séquenceur, aux plugs-in, aux logiciels de traitement numérique du son, à l’ordinateur. » L’ordinateur, voilà l’ennemi ! On se demande soudain si Pièces et main d’œuvre a écrit son petit livre au crayon de bois…
On pense aussi entendre certains critiques musicaux du XVIIe siècle, fustigeant l’arrivée des nouveaux instruments à cordes et du piano pour mieux regretter la viole de gambe et le clavecin ! Et le collectif de comparer les adeptes de cette musique à des « autistes » (sic), évidemment drogués jusqu’à la moelle, coupables d’aimer cette « bande-son » du « techno-monde unifié » . Mais le meilleur intervient lorsqu’il mêle à ces attaques pour le moins classiques celles contre le « fatras conceptuel de Deleuze & Guattari Inc » . Ouarf, puis-je dire à mon tour !
On ne saurait donc trop inviter le lecteur à délaisser cette littérature aux relents réactionnaires pour s’intéresser à la génèse et au développement de ce mouvement musical depuis plus de trente ans, grâce à l’ouvrage de Jon Savage, Machine Soul. On imagine qu’un tel titre fera d’emblée frémir d’horreur les émules de Pièces et main d’œuvre. Or, ce petit texte, au départ un article paru dans le très new-yorkais Village Voice, de ce journaliste déjà auteur du superbe volume England’s Dreaming (également traduit chez Allia, en 2002) sur l’histoire du punk outre-Manche, montre les influences musicales diverses sur les premiers créateurs de musique électronique à Chicago et surtout à Detroit, le grand Derrick May en tête. Celui-ci rigola un jour de la musique qu’il avait créée : « C’est quelque chose d’exactement semblable à Detroit : une erreur totale ! Comme si George Clinton et Kraftwerk s’étaient retrouvés coincés dans un ascenseur. » Une erreur promise à un bel avenir, mais qui a puisé aussi ses sources chez des compositeurs classiques parmi les plus novateurs dans les années 1950 et 1960, comme Pierre Henry, Stockhausen, Pierre Schaeffer ou bientôt Philip Glass.
Le principal apport du livre de Jon Savage est bien sûr de faire, et ce dès 1993, l’histoire d’un courant musical, à un moment où celle-ci est quasi inconnue, mais aussi de la rattacher à l’histoire de la musique en général. Citant le fameux artiste et DJ Juan Atkins, également originaire de Detroit – « il faut simplement considérer que, en gros, la techno est technologique. C’est une manière de faire une musique à caractère futuriste : quelque chose qui n’a jamais été fait avant » –, Savage rappelle qu’il s’agit là d’une « conception courante au cours de l’histoire des avant-gardes artistiques du XXe siècle – en musique, les exemples remontent au manifeste l’Art des bruits de Russolo en 1913, ainsi qu’à des ballets des années 1920, comme Relâche d’Erik Satie ou le Ballet mécanique de George Antheil » . Et d’ajouter : « Si l’on exclut le stade d’évolution atteint par les machines actuelles, beaucoup d’idées de Russolo préfigurent à tous les niveaux la techno d’aujourd’hui – on pense à l’usage d’instruments non musicaux dans son œuvre de 1914, le Réveil d’une ville. »
Mais, outre le style de la musique, la techno a sans doute aussi été pour des millions de jeunes, de Tokyo à Paris, de Londres, de New York ou de San Francisco à Ibiza, Goa ou Phuket, l’expression de l’ultime queue de comète du mouvement hippie, modifié par la couleur de l’époque, avec sa part de rêve communautaire et de communion collective dans d’immenses fêtes qui rappellent fortement les festivals de Woodstock, de Man, ou les grands rassemblements sur la mythique Sun Beach en Californie…
Aussi a-t-on simplement envie, aux côtés de Jon Savage (qui, du rock et du punk de sa jeunesse, a su pour sa part ouvrir ses oreilles à des sons différents), de dire à Pièces et main d’œuvre : « Calm down, man, it’s only music ! »