Le rêve de Laura
dans l’hebdo N° 1156 Acheter ce numéro
Connaissez-vous Laura ? Vous ne pouvez pas la manquer. C’est cette jeune femme en gilet et pantalon beiges qui, depuis quelques jours, s’affiche dans la plupart de vos journaux, héroïne fictive d’une campagne de communication du ministère de l’Éducation nationale. Un recueil de nouvelles à la main, elle esquisse un sourire jocondard qui laisse entrevoir une âme en paix. La sérénité dans un monde de brutes. Laura, nous dit la publicité, rêvait de « transmettre des savoirs et des valeurs » , et la voilà sur le point de « devenir enseignante » . Car figurez-vous que l’Éducation nationale recrute. Elle vient même d’investir un million trois cent mille euros dans cette campagne destinée à réveiller les jeunes vocations. La publicité précise que dix-sept mille postes d’enseignants, d’infirmiers ou de médecins sont à pourvoir en 2011. C’est ici qu’on a envie de s’exclamer comme Louis Jouvet dans Drôle de drame : « Bizarre, comme c’est bizarre ! » N’a-t-on pas entendu le ministre Luc Chatel répéter sur tous les tons qu’il fallait supprimer seize mille postes d’enseignants pour la prochaine rentrée ?
En fait, derrière cette apparente absurdité, on a tôt fait d’apercevoir une certaine logique. Pas celle des enseignants, bien sûr, ni celle des enfants. Pas celle des parents non plus. Une logique budgétaire. Froidement budgétaire. Le gouvernement veut rééquilibrer « les comptes de la nation » , comme l’on dit, sur le dos des fonctionnaires. Et les profs ne sont pas les derniers à payer leur tribut. Moins d’enseignants, donc. Mais la démographie étant ce qu’elle est, on en vient à recruter une partie de ce qu’on a supprimé par ailleurs. Pour quel profit ? On peut parier que Laura sera moins bien rémunérée que le ou la collègue qu’elle remplacera. Sa formation sera plus aléatoire, dispensée sous forme de stages gratuits, et parfois in situ, c’est-à-dire devant sa première classe.
Combien ce tour de passe-passe rapporte-t-il à l’État ? En mars dernier, le ministre du Budget, François Baroin, parlait d’une économie de 2,7 milliards d’euros en deux ans sur l’ensemble de la Fonction publique. Cela, au prix de 7 % de réduction d’effectifs et d’une précarisation des statuts. Mais ce qui retient notre attention ici, c’est le cynisme de la méthode. Quand un calcul sordide devient, sur une page de papier glacé, l’image du bonheur paisible. Quand l’apparente élévation de l’exigence – nommée « masterisation » (bac +5) – correspond en vérité à un saccage des structures de formation. Quand tout est pensé pour tromper. Entre autres effets, cette réforme va créer une catégorie de précaires, titulaires du fameux « master » mais collés au concours. À moindre frais, ceux-là, « remplaçants » , boucheront les trous. Évidemment, nous pourrions faire la même démonstration dans bien d’autres secteurs de la Fonction publique. Et ce qui se passe chez nous, tout en dissimulation, se passe avec une autre violence en Grèce, au Portugal, en Espagne, et même en Angleterre. En Grèce, où la purge est terrible, les embauches de fonctionnaires sont gelées, les treizièmes mois amputés de 30 %, l’âge légal de la retraite porté à 67 ans, pendant qu’une hausse de la TVA renchérit brutalement les prix. C’est la facture imposée par le FMI et l’Union européenne à des pays que l’on prétend aujourd’hui gérer comme des entreprises. Et, derrière ces institutions, par les fameuses agences de notation financière.
On connaît la traduction politique de cette situation. Les socialistes portugais, au pouvoir depuis 2005, ont essuyé ce week-end un terrible revers. Le PSOE, en Espagne, a subi le même sort lors des récentes élections municipales. Et si le Pasok, de Georges Papandréou, a paru sauver les meubles lors des élections municipales et régionales de novembre dernier, c’est au prix d’une abstention massive. Une abstention qui a également marqué le scrutin portugais de dimanche. De plus en plus, l’alternance gauche-droite s’apparente en Europe à un mécanisme qui fonctionne dans l’indifférence des peuples. Le plus souvent sans eux. Parfois avec eux, dans un réflexe machinal de sanction des gouvernements sortants.
C’est qu’à peu de chose près les discours gauche-droite sont les mêmes. MM. Zapatero, Papandréou et Socrates, socialistes revendiqués, se sont tous engagés à appliquer avec zèle les recettes du FMI. Quant à certains de nos socialistes français, ils s’apprêtaient à faire mieux : choisir pour candidat le directeur du FMI lui-même… Mais c’est aujourd’hui une autre histoire… Ce qui est grave dans cette crise européenne, c’est que l’on a réintroduit l’idée de responsabilité collective. Quel sens peut avoir pour un cheminot grec, un routier portugais, un enseignant français, un chômeur espagnol, l’apostrophe du FMI et de l’Union européenne qui leur dit : « Vous vivez au-dessus de vos moyens » ? Le discours sur l’équilibre budgétaire d’un pays aurait un sens dans le cadre d’une autre répartition des richesses. Mais de cela il n’est pas question. Accablés pour des « fautes » qu’ils n’ont pas commises, les peuples ne se sentent plus ni représentés ni défendus. D’où les signes avant-coureurs de grandes secousses. « Laura », finalement, nous dit bien des choses.
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