Pater : père et fils d’élection
Pater, film vertigineux
où fiction et réalité
sont indémêlables,
de et avec Alain Cavalier, en tandem avec un Vincent Lindon sans filet.
dans l’hebdo N° 1158 Acheter ce numéro
On dirait que tu serais… un président ! C’est un jeu de (grands) enfants qui a fait naître Pater, le nouveau film d’Alain Cavalier. Un jour, le cinéaste s’est mis en tête de faire un film avec Vincent Lindon, à qui il a dit en substance : voilà, je serais le président de la République, et vous, vous seriez mon Premier ministre. Et le comédien de lui répondre : Chiche !
Jeu d’enfants, jeu de rôles, jeu d’acteurs : si Pater est un film ludique, qui rend son spectateur enjoué, il l’est intensément, profondément. Jusqu’au vertige. À quoi assiste-t-on ? Alain Cavalier et Vincent Lindon, qui se filment l’un après l’autre ou l’un et l’autre, la caméra fixée alors sur un pied, jouent au président de la République et au Premier ministre. Ils développent une mini-intrigue : le Président a choisi ce Premier ministre parce que ce dernier a appliqué dans son entreprise la mesure qu’il veut faire adopter par le pays : le plafonnement des hauts salaires.
Mais Pater ne raconte pas que cette fiction minimaliste, sans dialogues écrits, sans scénario, avec l’idée initiale de situations, et filmée chez l’un ou chez l’autre. Pater est, simultanément, un documentaire sur les deux hommes, leur manière d’entrer dans leur personnage, de se prendre au jeu, mais aussi un film sur leur relation, leur amitié, sur une colère du premier, une digression du second… Bref, comme le dit Alain Cavalier au détour d’une scène, c’est un film où « on mélange tout », Alain, Vincent, le Président, le Premier ministre, l’homme, le personnage. Il n’y a plus de frontières.
Ou, plus exactement, Pater ne cesse de réinterroger ces frontières, de mettre le spectateur en position de doute sur ce qui est véridique, inventé, affabulé. Quand Vincent Lindon finit par croire qu’il a les qualités d’un Premier ministre ; ou quand Alain Cavalier se montre peu expert dans le choix de ses cravates présidentielles, qui parle ? Que penser ? Fiction ou réalité ? « C’est vrai, puisque c’est un film », dit Vincent/Premier ministre. Une pirouette, sans doute, mais abyssale. La littérature ou l’art contemporain sont familiers de cette indétermination, alors que le cinéma l’aborde rarement de façon aussi assumée et avec cette approche, si caractéristique de la manière Cavalier, qu’on pourrait qualifier d’un oxymore : la candeur espiègle. Film risqué, qui aurait pu vite tomber dans le ridicule ou l’anodin, Pater atteste que le « lâcher prise » ou une certaine impudeur ne sont pas synonymes de relâchement ni de confidence, mais requièrent attention à l’autre, confiance dans le spectateur et intelligence du regard.
Après la Rencontre (1996), le Filmeur (2004) ou Irène (2009), et depuis qu’Alain Cavalier tourne seul avec une petite caméra, Pater est le premier film où le cinéaste fait de nouveau appel à un comédien. Vincent Lindon se retrouve ainsi entraîné dans l’univers esthétique d’Alain Cavalier, qui dissout la moindre tentative de contrôle, expose absolument. On n’a jamais vu Lindon tel qu’ici (mais a-t-on déjà vu un comédien de cette manière ?), et on ne le reverra plus jamais ainsi. C’est-à-dire un homme qui fait métier d’acteur, doté d’une pétillante faconde et d’une multitude de tics, rapide et chaleureux, touchant et éminemment drôle. Il faut notamment le voir et l’entendre raconter une entrevue fortuite qui tourne vinaigre avec le propriétaire de son immeuble, où une simple histoire d’ascenseur débouche sur la dénonciation de la mondialisation : un grand moment de courroux hautement comique.
Le prodige de ce film, qui ne tient qu’à un fil et semble s’inventer en même temps qu’il avance (de ce point de vue, le montage a été décisif), est qu’il offre une critique juste de la comédie du pouvoir, vision dont était totalement dénué le pauvre film sarkozyste de Xavier Durringer, la Conquête. Outre le fait que les politiques doivent avoir des dons d’acteurs, et au-delà d’une scène fameuse où circule une photo compromettante du rival potentiel du Premier ministre à la prochaine présidentielle — scène « rattrapée » depuis par l’« affaire DSK » –, le film fourmille d’échos avec la politique telle qu’elle se fait aujourd’hui (même une allusion à l’érosion des pouvoirs des gouvernants) ou telle qu’on pourrait espérer qu’elle se fasse (irréprochable, plus égalitaire). Pater n’est pas un brûlot, mais la politique n’y est pas qu’un prétexte. Elle y est un véritable objet.
Source d’une métaphore aussi, qui éclaire le titre, Pater. Si le Premier ministre finit par « tuer le père » en battant le Président à une élection, si Vincent Lindon et Alain Cavalier évoquent tous deux des aïeux familiaux, le lien qui s’est établi entre eux n’est sans doute pas très loin de celui qui existe entre un père et un fils. Qui n’auraient guère de problèmes pour se parler. Qui le feraient même abondamment. D’une parole de cinéma, puisqu’elle est dans Pater. Mais cette parole est « vraie », « puisque c’est un film ».