Quand l’industrie se sucre sur le lait
Le procès qui oppose les producteurs laitiers de la Confédération paysanne de la Loire au géant mondial Lactalis met au jour les dérives du secteur et l’inquiétante paupérisation des éleveurs.
dans l’hebdo N° 1155 Acheter ce numéro
Le pot de terre contre le pot de fer, disent les producteurs laitiers de la Confédération paysanne. Le syndicat de paysans du département de la Loire et Philippe Marquet, son ancien secrétaire général, ont été traînés en justice par Lactalis pour des actions menées au printemps 2009 contre l’effondrement du prix du lait. Le géant mondial de l’industrie laitière estime avoir subi un préjudice après le blocage, à l’époque, de son usine d’Andrézieux-Bouthéon. Il réclame 14 000 euros de dommages et intérêts, de quoi faire plonger des producteurs déjà asphyxiés par des prix du lait trop bas.
Le 1er juin, une tribune publique était organisée devant le tribunal de grande instance de Saint-Étienne, lequel a mis, le même jour, son jugement en délibéré. Mais l’industriel n’est pas près de s’apitoyer sur le sort des petits producteurs, par ailleurs soutenus par les mairies du département et la chambre d’agriculture de la Loire. Cette dernière a voté une motion désapprouvant « ce qui pourrait ressembler à une instrumentalisation de la justice par LNUSMARCS [l’usine bloquée en 2009] p our affaiblir et dissuader l’action de défense des agriculteurs ». Le groupe laitier est un habitué des actions en justice. Ainsi, en 2010, il avait assigné en référé deux syndicats de producteurs de lait, l’UDSEA et les Jeunes Agriculteurs de Charente, leur reprochant d’avoir entravé la liberté de commercer. Il fut débouté par le tribunal de grande instance d’Angoulême.
Avec le procès de Saint-Étienne, on franchit un nouveau cap, qui révèle les rapports très tendus entre les éleveurs laitiers et les industriels. « On est sous la menace de Lactalis, mais ce n’est pas le PDG d’un groupe tout-puissant, capable de pousser des paysans au suicide pour son seul profit, qui me fera taire », riposte Philippe Marquet. « On subit le bon vouloir des industriels alors que les coûts de production explosent en raison de la sécheresse. La situation est hypertendue et le pire est devant nous. On est aussi mal qu’en 2009. On vend notre lait en dessous de nos coûts de production. Comment va-t-on nourrir nos vaches ? C’est indécent, alors que Lactalis engrange les bénéfices ! » , affirme François Pitaval, producteur dans les Monts-du-Lyonnais, entre Rhône et Loire, et actuel secrétaire général de la Confédération paysanne de la Loire. « Il nous faudrait un prix du lait entre 350 et 400 euros la tonne. Les laiteries nous ont versé environ 290 euros la tonne en 2010. Pour se rémunérer, on ne paye plus nos factures » , ajoute Philippe Marquet, qui lâche : « On en est arrivé à ce point : soit on se bat, soit on crève. »
Les petits producteurs de la région mettent en cause un système de fixation du prix du lait de plus en plus dérégulé, avec l’entrée en vigueur de la loi de modernisation de l’agriculture. Celle-ci pousse désormais au développement de contrats entre producteurs et industriels avant la suppression totale des quotas laitiers, prévue pour 2015. Des quotas qui « ont permis d’encadrer la production, certes à un niveau trop élevé pour éviter la surproduction » , convient Jean-Yves Lyonnet, éleveur bio à Balbigny, commune traumatisée par la fermeture en février de l’usine Lactalis. Mais, « face au poids des industriels et au retrait des pouvoirs publics, le rapport de force, censé être modifié par la loi de modernisation agricole, n’est toujours pas équilibré » , poursuit-il.
« Les premiers retours du terrain sur la contractualisation sont peu enthousiasmants, les clauses abusives sont nombreuses , a indiqué récemment la sénatrice centriste Nathalie Goulet, lors des questions orales au gouvernement. On pratique des doubles quotas sur le lait ; en renforçant l’alignement sur le marché mondial, les producteurs se lient les mains face à l’industrie. Ne laissons pas la filière laitière devenir une filière intégrée, qui ferait des éleveurs les travailleurs pauvres d’une industrie riche. »
Les groupes comme Lactalis « apportent avec eux l’industrialisation à outrance de l’agriculture et la pression à la baisse sur le prix du lait. Ils poussent aux usines à lait et à l’élimination des paysans et de l’agriculture paysanne », dénonce Roger Dubien, membre du comité de soutien aux producteurs laitiers de la région. En France, il ne resterait plus que 85 000 producteurs de lait pour 540 entreprises de collecte, a souligné la sénatrice. En 1990, il y en avait encore 200 000. Le procès de la Confédération paysanne est aussi celui de l’écrasement des productions locales, ici et ailleurs.