La maladie de l’incarcération
L’épidémiologue Ernest Drucker a conduit une analyse du système judiciaire américain, ultra-répressif depuis les années 1980. Un système qui présente le caractère « contagieux » d’une épidémie.
dans l’hebdo N° 1163-1165 Acheter ce numéro
Politis : Pourquoi avoir choisi d’étudier le système judiciaire américain à travers le modèle de l’épidémiologie ?
Ernest Drucker : D’abord parce que j’ai été épidémiologue pendant quarante ans, et que j’ai travaillé auprès d’usagers de drogues séropositifs du quartier très défavorisé du South Bronx à New York. Et puis, pour un épidémiologue, tout ressemble à une épidémie ! Mais surtout, dès que j’ai commencé ce travail, j’ai eu le sentiment que la métaphore de la maladie infectieuse fonctionnait pour le système judiciaire et carcéral américain. Qu’est-ce qui produit une épidémie ? C’est une maladie qui est présente, mais dont on constate une forte augmentation des cas avec des conséquences négatives généralisées. Je montre donc que ce modèle est valable pour l’emprisonnement aux États-Unis : l’existence de la délinquance et des prisons n’est pas nouvelle ; ce qui est nouveau, c’est l’immense accélération du nombre d’incarcérations à partir des années 1980.
La caractéristique fondamentale d’une épidémie, c’est surtout le fait que la maladie se transmet d’un corps à l’autre, qu’un cas va en entraîner un autre, c’est-à-dire le phénomène de contagion. Ce que j’ai remarqué à propos du système judiciaire américain est la formidable contagion de la punition judiciaire au sein des familles qui ont vu un des leurs condamné. Et l’agent de cette contagion de la punition n’est pas la loi, même si elle entre directement en ligne de compte, mais la demande de la société que la punition soit infligée contre les personnes qui enfreignent la loi, mais aussi contre leur entourage. Bien entendu, ce désir d’infliger des punitions fait partie de la nature humaine, mais on assiste depuis près de trente ans à un environnement sécuritaire propice à la propagation du désir de punir. Cela paraît abstrait, mais je crois que nous avons là l’agent de propagation des effets du système répressif américain sur toute une partie du corps social de ce pays.
Qui est principalement touché et comment fonctionne cette « contagion » ?
Les Noirs en premier lieu, les Hispaniques ensuite, et parmi eux un grand nombre d’usagers de drogues ou de petits revendeurs qui, arrêtés plusieurs fois, se retrouvent – avec le système des peines de plus en plus sévères dans les cas de récidive – condamnés à des années de prison. Certes, les Noirs en prison ont toujours été plus nombreux que les Blancs, mais, sur une population de 100 000 personnes, les Noirs incarcérés sont passés de 300 en 1975 à 1 200 en 2000, alors que le nombre de Blancs n’a que très peu augmenté (de 50 à 100 environ). De même, les Hispaniques sont passés de 200 à 800. Quant aux personnes en prison pour des délits relatifs à la législation sur les drogues, rien que dans l’État de New York elles représentaient 10 % de la population carcérale en 1980 pour grimper à près de 45 % en 2000.
Par ailleurs, le caractère contagieux de ce système répressif ne peut s’arrêter, il se perpétue de lui-même.
L’an prochain, je consacrerai une enquête aux effets de l’incarcération des parents sur leurs enfants, mais je sais déjà que le modèle épidémiologique, en particulier le phénomène contagieux, sera valable également. Dans les années 1970, si vous étiez un enfant dans un de ces quartiers défavorisés tels que Harlem ou le Bronx (pour rester à New York), vous aviez environ 3 % de probabilités d’avoir un parent incarcéré. Aujourd’hui, depuis que la politique de « guerre à la drogue » a été appliquée massivement, la probabilité est de 20 % à 30 %.
Or, quand vous avez une telle augmentation, il ne s’agit plus de problèmes individuels. Ce ne sont plus des cas de maladie, mais bien une épidémie ! Ainsi, vous avez une concentration de cas dans certains quartiers ou certaines communautés. Que les familles n’aient plus qu’un ou aucun parent qui travaille car ils sont emprisonnés, qu’elles n’aient plus d’assurance sociale, que les naissances aient lieu en prison ou avec l’autre parent en prison : tout cela affecte directement des familles entières et surtout les enfants. Les effets sont donc bien devenus collectifs.
Nous savons tout sur les effets individuels de la délinquance et des peines qui en résultent, mais nous devons aujourd’hui observer et mieux expliquer les effets collectifs des quelque 30 millions d’incarcérations d’Américains depuis le début des années 1980.