« Le Sang du ciel», Piotr Rawicz : dans la nef des fous
En 1961, Piotr Rawicz publie le Sang du ciel, aujourd’hui réédité. Un chef-d’œuvre aux images hallucinantes sur l’horreur de la destruction des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.
dans l’hebdo N° 1163-1165 Acheter ce numéro
Depuis 1961, où le Sang du ciel est paru chez Gallimard, rencontrant un excellent accueil, le livre, dont le tirage était épuisé, avait peu à peu sombré dans l’oubli. Seuls quelques écrivains, comme Hélène Cixous ou Pierre Pachet, le citaient encore, ou le nom de son auteur, Piotr Rawicz, ravivant chaque fois le souvenir d’une lecture époustouflée. Mais, jusque-là, les éditions Gallimard ne considéraient pas qu’une réédition de l’ouvrage s’imposait, au point d’autoriser une petite maison, 2ème édition, à s’en charger [^2].
Comme son ami André Schwarz-Bart, l’auteur du Dernier des justes, publié deux ans plus tôt, en 1959, Piotr Rawicz est d’origine juive polonaise et écrit directement en français. Il est né en 1919 à Lvov (Lviv, actuellement), capitale de la Galicie, aujourd’hui sur le territoire ukrainien mais qui appartenait entre les deux guerres à la Pologne indépendante. Il étudie le droit et les langues orientales à l’université de Lvov, où il fait la connaissance de sa future épouse, Anna. Après l’invasion allemande en 1941, il s’enfuit sur les routes. Il est arrêté par la Gestapo mais réussit à cacher son identité juive. Déporté à Auschwitz en tant que prisonnier politique ukrainien, il y reste deux années puis est libéré en 1945 du camp de Leitmeritz. En 1947, il émigre en France avec sa femme, et, grâce à une bourse, reprend des études à la Sorbonne.
La biographie de Piotr Rawicz a bien sûr joué un grand rôle dans l’écriture du Sang du ciel, qui se concentre sur les années allant de 1941 à 1943. Cependant, le livre est aux antipodes du récit de témoignage. Il s’agit d’un roman, dont le personnage principal est un certain Boris D., d’une famille de l’aristocratie juive, qui a laissé un journal intime sur sa fuite des nazis dans une Europe orientale non précisément située, et dont un narrateur raconte l’histoire dans un café de Montparnasse après-guerre. Le Sang du ciel s’éloigne aussi radicalement du réalisme scrupuleux du témoignage par sa puissance et son audace esthétiques. Piotr Rawicz ne s’est pas aventuré à représenter les camps d’extermination, à en faire une reconstitution littéraire. Mais l’ombre portée d’Auschwitz ne cesse de hanter le roman, exactement comme ceux d’Aharon Appelfeld, qui se situent toujours dans la menace de la déportation. Le Sang du ciel montre l’effroi d’un peuple pourchassé comme un gibier, pris dans une « chasse à courre », en proie à la persécution et à la cruauté physique des Einsatzgruppen, et à la putrescence des sociétés, conséquence de la domination nazie.
Ce que Piotr Rawicz ose, ce sont les images hallucinantes, la noirceur expressionniste, le lyrisme au parfum de soufre, et la plus extrême liberté dans le ton et la composition. On y trouve aussi bien des traits d’autodérision, des poèmes ou les soubresauts d’une histoire d’amour, « incohérentes étapes d’une entité pure et cohérente » … Mais Rawicz ne s’applique pas à faire de la « littérature ». Il n’instrumentalise jamais son sujet pour en tirer des émotions de qualité douteuse. Son éthique du regard et son sens de la langue, une langue d’élection, non maternelle, sont exemplaires. Pour preuve, ce passage extrême où des SS exécutent des enfants juifs réfugiés dans une cachette : « Ça glissait. Ça dégoulinait. Des cris stridents remplissaient la pièce comme autant de petits animaux affolés. Des bâillements, des sons vagues, des bruits monstres et bâtards. Des déchirements de sens et de peaux. Des figures géométriques, toutes les géométries qui entraient en folie comme on entre dans un bain chaud. Quelqu’un qui dit : “La géométrie, cette preuve irréfutable que Dieu est fou, fou à lier…” » Et plus loin : « Voix enfantines qui gémissent et hurlent dans la nuit. Un chat dont la patte est arrachée. Ce n’est que deux heures plus tard que Boris revint au même endroit avec une infirmière armée d’une seringue. Plusieurs gosses mutilés souffraient encore. L’infirmière leur distribuait la mort comme les parts d’un pain d’épice fourré d’ombre. »
Côtoyant sans cesse le danger, Boris, 22 ans, qui a la chance d’être blond et polyglotte, accompagné de sa jeune fiancée Noëmi, traverse des villes où l’on a érigé des remparts autour de quartiers où sont contenus les indésirables. Les ghettos sont aussi dans les esprits. Il y a l’antisémitisme, la chose la mieux partagée dans ces régions — qui sont « un aimant attirant les pogromes » où se déroule « le pogrome définitif ». Il y a aussi la loi de l’argent et du statut social qui, en ces temps de collaboration veule, écrase ceux qui n’ont rien ou à qui on prend tout. Le Sang du ciel montre la crudité inhumaine des rapports humains là où règne le cynisme des soumis à l’occupant, trop heureux de ne pas faire partie de ceux qui sont voués à une mort immédiate.
La liberté de Piotr Rawicz, c’est aussi de ne pas présenter Boris sous son meilleur jour. Bien que très amoureux de Noëmi, celui-ci n’hésite pas à se montrer volage, séducteur impénitent. « Notre complicité, notre union abreuvée du sang de l’âme, n’aurait-elle pas été plus pure, débarrassée de cette exclusivité sexuelle, forcée et absurde, faite de prudence et de peur ? » S’attend-on à de telles considérations alors que l’on est plongé au cœur de la plus grande tragédie du XXe siècle ? De la même manière, le roman est émaillé de commentaires distanciés par rapport aux situations dramatiques que Boris rencontre, ou de propos critiques du narrateur vis-à-vis du journal intime de celui-ci.
Le Sang du ciel frappe par son anticonformisme, et sa dimension hors norme. Le ranger au rayon des romans sur la Shoah serait réducteur. Piotr Rawicz est un grand peintre de l’humanité souffrante au même titre qu’un Jérôme Bosch ou un Goya. La notion d’« humanité », justement, donne lieu, sous sa plume, à ce tableau sidérant : « L’humanité tout entière (mais quel mot laid et pédant que l’“humanité”) n’est rien d’autre qu’un ramassis de fous, d’étourdis dont chacun se tient sur son propre balcon, un peu plus haut, un peu plus bas, au-dessus de la grande place, et en hèle un autre qui, lui, en apostrophe un autre. Mais que cette place est bariolée ! Qu’elle est pleine de chariots, d’arbres, de poussière. De poussière sonore. Cette éternelle poussière sonore ! » Le Sang du ciel touche à l’universel. C’était là son ambition, qui prend un tour subversif dans la phrase qui clôt le roman : « Les événements relatés pourraient surgir en tout lieu et en tout temps dans l’âme de n’importe quel homme, planète, minéral… »
Piotr Rawicz s’est suicidé en 1982, alors que sa femme venait de mourir. La publication du Sang du ciel, traduit peu après en anglais, en hébreu et plusieurs autres langues, le sortit d’une vie de bohème, lui ouvrant par exemple les colonnes du Monde, où il a vanté les mérites littéraires d’Adolf Rudnicki, Alexandre Soljenitsyne, Danilo Kis, Witold Gombrowicz ou Slawomir Mrozek… Le Sang du ciel est le seul roman qu’il a écrit. Une vie, pour un chef-d’œuvre.
[^2]: Étrangement, Gallimard semble avoir désormais changé d’avis, et annonce pour octobre une réédition du Sang du ciel dans la collection « Imaginaire ».