Les jeunes militants veulent moins d’idéologie
Solidarité Sheikh Jarrah, Tarabout… De nouvelles organisations émergent à gauche, dont la priorité est avant tout d’unir militants israéliens et palestiniens. Par Michel Warschawski.
dans l’hebdo N° 1162 Acheter ce numéro
Hébron, mai 2011 : des policiers palestiniens patrouillent autour de l’hôtel el-Amana, pour empêcher tout ce qui pourrait entraver le déroulement de la réunion qui se tient dans la grande salle. Car il ne s’agit pas d’une habituelle manifestation contre les colons et l’armée d’occupation, ou d’une rencontre presque routinière entre des juifs anti-sionistes et leurs camarades palestiniens. Non, cet événement-là n’a pas de précédent : plusieurs centaines de militants palestiniens et israéliens consacrent une journée à un échange politique ouvert. À l’ordre du jour : la situation, le type d’actions qu’elle appelle et les obstacles à surmonter si l’on veut combattre en commun. Du jamais vu. Paradoxalement, si je connais la plupart des Palestiniens, car nous appartenons à la même génération politique, je n’ai jamais vu la majorité des Israéliens.
Âgés de 20 à 30 ans, beaucoup d’entre eux se trouvent pour la première fois dans une ville palestinienne, et ne cachent ni leur surprise ni leur émotion. Filles et garçons, ils représentent cette relève que l’on rencontre dans les rassemblements de Sheikh Jarrah et de Silwan, à Jérusalem-Est, lors des confrontations avec les colons au sud d’Hébron, aux côtés des marchands à la sauvette juifs et arabes pourchassés par les policiers municipaux de Jérusalem, ou encore avec les travailleurs sans papiers des quartiers sud de Tel-Aviv. En revanche, les jeunes Palestiniens d’Hébron laisseront, tout au long de la journée, la parole à leurs aînés. Appelons-les des « activistes » — mieux que « militants », cet anglicisme reflète la dimension « action » de leur engagement. Nombre d’entre eux n’accordent en effet qu’une importance secondaire à l’idéologie chère à leurs aînés : « “Un État ou deux ?”, “Antisionisme ou a-sionisme ?”, ce sont certes des questions importantes, mais pas prioritaires dans l’état actuel des choses, confie Sara, de Solidarité Sheikh Jarrah. Elles n’ont guère à voir avec la réalité immédiate et les tâches qui en découlent en termes de luttes contre l’occupation et contre les discriminations. » Pour ces jeunes, « l’action côte à côte avec les Palestiniens va de soi, comme le caractère judéo-arabe des structures dans lesquelles ils interviennent », précise Juhayna. Cette étudiante palestinienne de Saint-Jean-d’Acre mène d’ailleurs « naturellement » avec des Juifs la bataille pour sauver la vieille ville arabe des colons qui mettent la main sur les vieilles demeures, sous couvert de rénovation : « En Israël, nous luttons pour l’égalité, pas pour la sécession. Il nous faut aussi réfléchir ensemble à ce que signifie un État démocratique de tous ses citoyens. »
Membre, lui aussi, du mouvement Tarabout et du Centre d’information alternative de Jérusalem, Itamar Haritan insiste sur l’importance, en Israël, des combats sociaux et de leur jonction avec la bataille contre l’occupation : « Voilà pourquoi nous nous investissons dans l’organisation des marchands ambulants. Notre objectif consiste à organiser, à long terme, travailleurs juifs et arabes dans une même structure syndicale indépendante de la vieille Histadrout et dont “Koah la-Ovdim” (“Force aux ouvriers”) forme l’embryon. » Perspective qui ne semble plus utopique : depuis deux ans, Israël vit à l’heure de mouvements sociaux multiformes et de grèves organisées hors des structures de la Histadrout, de plus en plus discréditée. Dernier en date, la grève des employé(e) s d’entretien de l’université hébraïque de Jérusalem.
Juhayna, Sara ou Itamar partagent une conviction : pas plus qu’entre Israël et Palestine, il ne faut de mur entre actions syndicales, sociétales et contre l’occupation. Leurs aînés,eux, séparaient le « social » du « politique »… Deux autres caractéristiques frappent dans l’actuel relais. D’abord, le grand nombre d’enfants de la bourgeoisie libérale — celle qui, voici une vingtaine d’années, répondit aux appels de La Paix maintenant et des partis de la gauche sioniste, avant de s’évaporer après la trahison du général Ehoud Barak en l’an 2000. Ensuite, la place des rejetons de familles religieuses. Nathanaël, qui ne rate jamais un rassemblement à Sheikh Jarrah, appelle à « balayer devant notre porte. Voilà trois décennies que les colons nationalistes monopolisent la parole religieuse : à nous d’affirmer notre identité de pratiquants et de progressistes. La Torah ne se résume pas à l’appel de Josué aux guerres génocidaires : elle célèbre aussi le message social du prophète Amos ou les lois protégeant l’étranger… » Et voici Yehuda Shaul, 28 ans, un des fondateurs de Briser le silence. L’association a déjà réuni 750 témoignages d’anciens soldats et officiers dénonçant le comportement de l’armée d’occupation : « Nul n’aime se voir moche dans la glace. Alors, nous tendons aux Israéliens un miroir que, vu le respect de l’armée, ils ne peuvent refuser de regarder. Difficile, ensuite, de jouer les victimes. » Cette belle unité ne résiste cependant pas dès lors que viennent sur la table les possibles débouchés de ces actions. Pour beaucoup de militants arabes, en particulier parmi les animateurs de Tarabout, la protestation ne suffit pas : elle doit se transformer en force politique, en convergeant, selon certains, avec le front Hadash, animé par le Parti communiste israélien, détenteur de trois sièges à la Knesset, ou encore en transformant le Balad, parti nationaliste arabe de gauche, en parti judéo-arabe ; pour d’autres, en rassemblant les restes de la gauche institutionnelle dans un nouveau parti : c’est la positon de Hillel Ben-Sasson, un des porte-parole de Solidarité Sheikh Jarrah, dont le grand-père occupa longtemps le ministère de l’Intérieur, le père dirigea la Commission des lois de l’Assemblée et l’oncle présida cette dernière avant de tenter, après 2000, de constituer une nouvelle formation.
« Pas question », rétorque Rami, des Anarchistes contre le mur. « Participer au jeu électoral nous diviserait : les premiers voteraient communistes, les deuxièmes Balad, les troisièmes pour une liste unifiée de gauche si elle voyait le jour, d’autres continuant à répéter “élections piège à c…”. Mieux vaut laisser chacun choisir sans que nos mouvements ne s’en mêlent. » D’Acre à Jaffa, de Sheikh Jarrah à Bil’in et de Silwan à Hebron, en passant par les quartiers populaires de Tel-Aviv, ces mouvements demeurent certes, jusqu’ici, des phénomènes minoritaires, dans un Israël où rien ne semble bouger… dans le bon sens, s’entend. Mais en écoutant ces jeunes militants, en les regardant agir, libérés des a priori idéologiques qui paralysèrent souvent la génération de leurs parents, on peut se montrer raisonnablement optimiste.