Les Tunisiens perdent patience
Tunisie Au printemps, le mot d’ordre était « Dégage ! », le tube de l’été serait plutôt « Rien n’a changé »… Où sont les changements sociaux et économiques espérés par la révolution ? Élections prévues en octobre.
dans l’hebdo N° 1163-1165 Acheter ce numéro
Le 15 juillet, des manifestants tentaient de relancer un sit-in devant les bureaux du Premier ministre dans la Casbah. Leur motivation : approfondir la rupture avec l’ancien régime et chasser certains personnages soupçonnés de vouloir saboter la transition, ou bien des islamistes cherchant à s’imposer.
Mais, en toile de fond de cette manifestation, une même frustration : la population ne perçoit toujours pas les dividendes sociaux des changements politiques. Si le mot d’ordre du printemps était « Dégage ! », le tube de l’été serait plutôt « Rien n’a changé ». Pire, mauvaise conjoncture économique et saison touristique désastreuse ont porté le chômage déclaré de 500 000 à 700 000 personnes. La course au pouvoir des partis politiques renforce le sentiment d’une trahison des élites. « La révolution n’est issue d’aucune force organisée, d’aucun parti, si bien que ni les partis ni les gens actuellement au pouvoir ne portent l’élan révolutionnaire et les préoccupations de la population », observe Mohamed Noury, économiste à Sidi Bouzid (voir ci-contre).
« Pendant quinze ans, la Tunisie a maintenu un taux de croissance d’environ 5 % en pratiquant un dumping dans tous les domaines : commercial, social, écologique. Ce n’est plus tenable »,* estime Abdeljalil Bedoui, qui fut longtemps expert auprès de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) et a fondé le Parti du travail tunisien, légalisé le 4 mai dernier : « La Tunisie a suivi les préconisations néolibérales, désengagé l’État de l’économie et donné la priorité à l’insertion dans l’économie mondialisée en s’appuyant sur sa ressource la plus abondante et la moins chère : une main-d’œuvre peu qualifiée et mal rémunérée », analyse-t-il.
Ce développement fondé sur la sous-traitance pour des industries européennes a confiné le système productif tunisien dans des spécialités bas de gamme, incapables de fournir des emplois à un nombre croissant de diplômés du supérieur (environ 70 000 par an), voués de fait à la prolétarisation. « Nous ne sommes pas condamnés à fonder notre développement sur la misère, proteste Abdeljalil Bedoui. Il est nécessaire de renforcer des spécialisations à haute valeur ajoutée, capables de fournir des emplois à une main-d’œuvre qualifiée. »
Mais, pour ça, il faut davantage que des efforts budgétaires financés par les bailleurs de fonds internationaux. Le racket organisé par le clan de l’épouse de l’ancien chef d’État ne suffit pas à expliquer le piètre bilan social et la stagnation économique de la Tunisie. « Il faut sortir du dogme de la neutralité de l’État, défend l’économiste, pour qu’il se dote d’une véritable politique industrielle. » Dans les années 2000, 72 % des réductions fiscales ont été accordées à des entreprises exportatrices, contre seulement 12 % au développement régional et agricole […]. L’un des défis majeurs réside dans la transformation du système d’incitation fiscale, de façon à ce qu’il devienne moins favorable à l’emploi non qualifié », estime le Réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme (REMDH) dans un rapport qu’il vient de consacrer à l’économie tunisienne [^2]. Depuis une quinzaine d’années, le modèle économique tunisien est structuré par un accord de libre-échange avec l’Union européenne. « Les limites du modèle tunisien sont celles du partenariat avec l’Europe. On ne peut pas repenser l’un sans l’autre », clame Abdeljalil Bedoui. Seul un gouvernement tunisien capable d’imposer lui-même les termes du débat sera en mesure de réorienter sa relation avec l’Europe. L’élection d’une assemblée constituante, programmée pour le 23 octobre, représente plus que jamais l’échéance décisive pour faire revivre un espoir déjà chancelant.
[^2]: « La Tunisie après le 14 janvier et son économie sociale et politique », www.euromedrights.org