Pierre Larrouturou : « On arrive au bout du système »

L’économiste Pierre Larrouturou décrit les causes fondamentales de la crise financière. Selon lui, elle est loin d’être achevée et la croissance ne reviendra pas.
Il est urgent d’inventer
un nouveau modèle.

Thierry Brun  • 7 juillet 2011 abonnés
Pierre Larrouturou : « On arrive au bout du système »
© Photo : AFP / ho

Politis : Vous reprochez aux dirigeants d’hésiter à dire au public la gravité de la crise. La situation est-elle si grave que cela ?


Pierre Larrouturou : Nombre de politiques semblent incapables de mesurer la gravité de la crise : crise sociale avec 4,6 millions d’inscrits à Pôle emploi, crise écologique avec un dérèglement climatique qui s’accélère, crise financière qui ne peut que s’aggraver… Aux États-Unis, la dette publique a augmenté de 380 milliards en trois mois, tandis que le PIB n’a augmenté que de 60 milliards au premier trimestre 2011. Ben Bernanke, le patron de la Banque centrale américaine, avoue que la croissance est « désespérément lente » et qu’il ne sait plus quoi faire. Le plus probable est que les États-Unis sont retombés en récession au deuxième trimestre.
On nous présente les États-Unis et la Chine comme les deux moteurs de la croissance mondiale, mais ce sont deux bombes à retardement : en Chine, la bulle immobilière a atteint le double de la taille atteinte par la bulle aux États-Unis avant les subprimes. Elle commence à éclater : pour la première fois en vingt ans, les prix de l’immobilier baissent en Chine. On a vu en Espagne ce que donne l’éclatement d’une telle bulle : le chômage a triplé en trois ans.


Pourquoi les États sont-ils devenus addicts à la dette ?


Les États sont mis en accusation à cause de la dette publique, mais le problème essentiel vient du secteur privé. Pour les États-Unis, je montre que jusqu’à l’arrivée de Ronald Reagan l’économie n’avait pas besoin de dette : ni privée ni publique. C’est depuis l’arrivée des néolibéraux qu’il faut toujours plus de dette pour nourrir le système : on a baissé les impôts des plus riches, ce qui favorise la dette publique, mais surtout, en trente ans, pour l’ensemble des pays de l’OCDE, la part des salaires dans le PIB a baissé de 10 %.
C’est colossal ! En trente ans, quelque 35 000 milliards de dollars qui auraient dû aller aux salariés sont allés aux actionnaires. C’est uniquement en poussant les gens à s’endetter qu’on a maintenu la consommation. Et depuis trois ans, comme la dette privée a atteint un maximum, on continue avec la dette publique… Mais la fuite en avant a des limites. On arrive au bout du bout du système.


Vous parlez de signes annonciateurs d’un krach des finances publiques des États-Unis…


La Banque centrale américaine a dû créer 600 milliards de dollars pour financer les dépenses courantes du gouvernement américain. 85 % des bons du Trésor émis depuis huit mois sont achetés par la Banque centrale ! Le plus grand fonds de gestion américain, Pimco Total Return, qui gère 230 milliards, a annoncé fin mars qu’il s’était discrètement délesté de tous ses bons du Trésor. Les rats quittent le navire !
La prochaine crise sera nettement plus grave que la première : ce qui a évité l’effondrement en 2008, c’est que tout le monde faisait confiance à la solidité financière des grands pays. Quand la banque Lehman Brothers fait faillite, il y a quelques jours de panique, mais le calme revient très vite quand Henry Paulson [secrétaire au Trésor, NDLR] annonce qu’il met 700 milliards sur la table. Personne n’a de doute sur la capacité des États-Unis à trouver ces 700 milliards si nécessaire. Aujourd’hui, hélas, cette confiance a disparu : personne ne sait comment les États-Unis financeront leurs dépenses courantes dans six mois.


Des plans de relance massifs ont aussi été utilisés pour lutter contre la crise financière. Pourquoi les critiquez-vous ?


On a mis des sommes colossales pour aider les actionnaires mais on n’a pas changé les règles du jeu. On n’a rien fait pour s’attaquer aux racines de la crise : le chômage, la précarité, les inégalités de revenu… La crise vient essentiellement d’un niveau d’inégalités monstrueux. On ne pourra pas sortir de la crise si on ne reconstruit pas d’abord la justice sociale. C’est ce qu’avait fait Roosevelt en 1944 : avant de lancer les négociations de Bretton Woods sur les questions financières, les chefs d’État alliés signent d’abord la déclaration de Philadelphie, qui affirme que « le travail n’est pas une marchandise. […] Il n’y a pas de paix durable sans justice sociale ». On croirait du José Bové, mais c’est du Roosevelt ! Tous les chefs d’État réunis à Philadelphie en 1944 affirment que, dans chaque pays comme dans le commerce mondial, il faut des règles concrètes sur le temps de travail, le salaire minimum, un partage équitable entre les salaires et les dividendes. Ces règles ont donné trente ans de stabilité puis les libéraux ont cassé ces régulations, au profit quasi exclusif des 0,2 % les plus riches.


Quelles sont les mesures urgentes à mettre en œuvre pour éviter le krach ?


Si l’on pense qu’on va vers un tsunami sur les marchés financiers, des mesures urgentes doivent être prises pour limiter la casse, protéger notre société et notre économie réelle : pour interdire aux banques de spéculer avec notre argent, il faut séparer les banques de dépôt et les banques d’affaires. Roosevelt l’a imposé en trois mois, et toutes les catastrophes annoncées par les lobbies financiers ne se sont pas produites… De même pour retrouver notre indépendance par rapport aux marchés financiers, on doit annuler l’essentiel des baisses d’impôts votées en France depuis dix ans. Si l’on revenait à la fiscalité de l’an 2000, il y aurait 100 milliards de plus de recettes chaque année pour l’État. Quand on nous dit qu’on dépend des marchés financiers, c’est faux. C’est une question de volonté politique.
En faisant cela très vite, on protégerait notre économie des orages qui vont se déclencher sur les marchés financiers. Nous ne serons pas totalement épargnés mais les secousses seront nettement atténuées. Il faut aussi renforcer la sécurité des salariés qui sont au chômage (améliorer leur indemnisation et leur accompagnement), améliorer le financement des PME, renforcer les solidarités entre territoires et créer massivement des emplois. Sans attendre le retour de la croissance.


Vous ne comptez donc pas sur le retour de la croissance ?


La croissance moyenne du Japon est de 0,9 % depuis vingt ans. Plus on attend le retour de la croissance, plus on augmente le risque de récession ! Mais on peut sortir de la crise sans croissance : avec une vraie politique du logement, une vraie politique d’économie d’énergie, en développant les énergies renouvelables (350 000 emplois en Allemagne), en développant les circuits courts, l’économie sociale et solidaire, on peut créer un grand nombre d’emplois.
Il faut aussi reparler du temps de travail comme le demandent les syndicats européens, en s’inspirant de ce qu’a fait l’Allemagne depuis deux ans. Dans ce pays, la récession a été 2 fois plus grave que chez nous mais le chômage a augmenté 6 fois moins vite : quand une entreprise a des problèmes, au lieu de licencier, elle baisse le temps de travail, et l’État maintient les revenus. Le Kurzarbeit, c’est 1,5 million de salariés qui ont baissé leur temps de travail de 31 % en moyenne ! On a évité un million de chômeurs, et le gouvernement allemand a maintenu les revenus. Mais une forte RTT peut aussi créer des emplois. En France, dans les années 1990, plus de 400 entreprises sont passées à la semaine de 4 jours et ont créé massivement des emplois. Je donne des exemples très concrets : des PME mais aussi des grandes entreprises, comme Mamie Nova : l’usine tourne 6 jours par semaine, mais chaque salarié travaille 4 jours-32 heures. Cela a créé 200 emplois en CDI.
La RTT est le sujet sur lequel la droite et le Medef sont les plus revanchards depuis neuf ans. Pourquoi ce sujet est-il tabou au PS alors que c’est le levier le plus puissant pour sortir du chômage et donc rééquilibrer la négociation sur les salaires ? Contrairement à ce que pensent certains, la justice sociale n’est pas un luxe auquel nous devrions renoncer à cause de la crise. La justice sociale est la priorité absolue, le seul moyen efficace pour sortir de la crise avant qu’elle n’échappe à notre contrôle.

Idées
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