Rayons noirs à Avignon
De Jan Karski au Suicidé, les spectacles présentés par le Festival in tendent à éclairer les tragédies de notre temps.
dans l’hebdo N° 1161 Acheter ce numéro
Revendiqué par ses directeurs, Hortense Archambault et Vincent Baudriller, comme un rendez-vous de metteurs en scène et de chorégraphes plus que d’auteurs, le Festival d’Avignon a quand même repris peu à peu le chemin du texte, qu’il s’agisse d’un texte théâtral ou d’un livre transposé. En ouvrant la manifestation, Jan Karski (mon nom est une fiction) posait immédiatement le problème des mots passant de la page imprimée à la scène : Arthur Nauzyciel adaptait le récit de Yannick Haenel sur Karski, le Polonais chrétien qui frappa à toutes les portes, celle du Président Roosevelt comprise, pour attirer l’attention sur le génocide des Juifs par les nazis, et ne rencontra qu’indifférence. Bien que le spectacle soit trop long, il est passionnant par son propos et par l’orchestration du texte livresque.
Nauzyciel a composé la pièce en trois temps. D’abord, lui-même dit d’une voix sobre, comme broyé, le témoignage qu’a donné Karski. Ensuite, dans la salle plongée dans le noir (on ne voit que le plan du ghetto de Varsovie sans cesse défiler), on entend la part la plus documentaire du livre, dite par la voix de Marthe Keller. Enfin, Laurent Poitrenaux vient figurer un Karski fantomatique contant les échecs de ses démarches et sa vie d’après-guerre, c’est-à-dire d’enseignant aux États-Unis ressassant sans cesse la même question : pourquoi les Américains et les Anglais n’ont-ils rien fait contre une extermination qu’ils n’ignoraient pas ? L’ouvrage Jan Karski atteint au théâtre un autre et beau degré de fiction.
Des spectacles de ce haut niveau, il y en a eu d’autres, ce qui fait penser que le cru 2011 n’est pas banal. Élise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo, par exemple, montent un volet de l’« heptalogie » de l’Argentin Rafael Spregelburd, dont chaque partie s’inspire d’un des péchés capitaux. L’Entêtement tourne autour de l’erreur à la fois fasciste et lexicale d’un Espagnol qui, en 1939, croit en Franco et en une langue que lui, le riche propriétaire, invente en réduisant le nombre de lettres pour mieux réunir les hommes ! Au début, le spectacle est trop prosaïque puis, peu à peu, devient fascinant par son mouvement de vertige et le labyrinthe de ses vérités multiples. Marcial Di Fonzo Bo, Pierre Maillet et Judith Chemla y sont particulièrement étonnants dans le décor tournoyant d’Yves Bernard.
Même sensation de choc avec la venue de l’Espagnole Angélica Liddell, qui, sous un titre à coucher dehors, Maldito sea el hombre que confía en el hombre : un projet d’alphabétisation, projette une volée de cris féministes contre une société qu’elle récuse. Elle joue elle-même entourée d’acteurs, de petites filles, de gymnastes chinois, d’animaux empaillés et de mannequins écorchés. C’est ravageur comme du Rodrigo García, mais s’appuie sur une esthétique beaucoup plus belle et imprévue.
Le retour très médiatisé de Juliette Binoche dans Mademoiselle Julie de Strindberg n’est pas, quant à lui, un événement marquant. Certes, la comédienne a de bons moments, mais elle ne semble pas toujours totalement présente dans cette mise en scène de Frédéric Fisbach qui efface le contexte social et moral de l’époque de Strindberg en transposant l’action aujourd’hui. Nicolas Bouchaud et Bénédicte Cerutti tiennent les deux autres rôles principaux avec plus de tension. L’ensemble souffre aussi d’un décor et d’une robe (celle de Juliette Binoche) d’un chic assez laid.
Pour qui veut retrouver le théâtre dans son éclat éternel, il vaut mieux assister au Suicidé de Nicolaï Erdman (traduit par André Markowicz). Ce vaudeville noir, interdit par Staline, créé après la mort de son auteur, est devenu l’une des pièces favorites de nos jeunes compagnies ; il parle avec une férocité splendidement bouffonne de la difficile place de l’individu dans une société tournée vers l’idée de bonheur collectif. Un homme qui désire se donner la mort est assiégé par des gens intéressés à utiliser son décès. C’est une trame folle que Patrick Pineau, comme metteur en scène et acteur du rôle central, parcourt avec une drôlerie très sûre, en compagnie d’une troupe vive comme l’éclair (Hervé Briaux, Sylvie Orcier, Anne Alvaro). Ici, la lumière noire du théâtre, qui semble être la définition même de ce festival, trouve exceptionnellement son rayonnement comique.