Rome, cité métisse

L’Énéide de Virgile, poème d’une identité métissée… La spécialiste de l’Antiquité Florence Dupont interroge la conception romaine de la citoyenneté. Une leçon pour nos temps réactionnaires.

Olivier Doubre  • 21 juillet 2011 abonné·es

Nombreux sont les anciens élèves de lettres classiques qui se souviennent d’interminables versions latines tirées d’un extrait de l’Énéide de Virgile. Jacqueline de Romilly, feu professeure au Collège de France, n’avait pas encore pris la plume alors pour défendre l’enseignement des langues anciennes, qualifiées, tel un mauvais présage, de « mortes »… Les vers de Virgile ont longtemps constitué pour tous les collégiens de France le « poème national » dédié à la fondation de Rome, affirmant une « identité romaine » mythifiée, tel que l’avait lu Fustel de Coulanges au XIXe siècle.

Avec une érudition impressionnante, Florence Dupont, auteure de nombreux ouvrages sur l’Antiquité et spécialiste du corps et de la voix dans la Grèce et la Rome anciennes, s’attache au contraire à montrer « l’aveuglement » de l’auteur de la Cité antique vis-à-vis du texte de Virgile. Elle fustige ainsi la « conception nationaliste de Rome » qui, « alliée à la croyance en une psychologie des peuples », sous-tend la perception de l’historien, typique de son époque d’affirmation de l’État-nation. Elle pointe alors le fait que « trop peu de commentateurs s’étonnent que l’Énéide, ce grand poème national, dit-on, soit le récit de la fondation non pas de Rome par Romulus, mais de Lavinium par Énée » … Mais le propos de Florence Dupont n’est pas d’expliquer en quoi l’Énéide a littéralement fait « perdre sa rigueur intellectuel » à Fustel de Coulanges. 
Il s’agit au contraire pour elle, à partir de ce poème célèbre et surtout de la multiplicité des versions de la fondation de Rome arrivées jusqu’à nous — elles sont au moins vingt-cinq –, d’interroger la conception romaine de la citoyenneté et de ses « origines ». Donc des notions d’identité et d’altérité, au temps de l’ Urbs, c’est-à-dire la ville de Rome.


Les sciences sociales n’ont de cesse de rappeler le caractère intrinsèquement multiple et en même temps évolutif des identités. En vain trop souvent. Florence Dupont souligne combien « nous avons [encore] aujourd’hui l’habitude de penser que les peuples existent d’abord indépendamment les uns des autres avant de se rencontrer et de s’influencer. […] Comme si les peuples surgissaient, pures entités, de la terre où ils allaient vivre, d’abord frileux et timides, et mettaient du temps à se risquer hors de leurs frontières, à voyager, à faire la guerre et commercer. Comme si l’identité devait être première et essentielle, […] comme si les peuples étaient leurs origines, ou du moins leur ressemblaient. Or, nous avons vu qu’aux époques les plus anciennes où les historiens peuvent remonter, Rome baigne dans une culture hellénique commune à toutes les cités du bassin méditerranéen ». Mais, à partir du Ier siècle avant J.-C. et des conquêtes de nombre de ces cités, Rome inventa « une procédure juridique de naturalisation adaptée aux dimensions géographiques et politiques de l’ imperium  ». Celle-ci consistait « à attribuer à tous les citoyens une origo, un “lieu d’ancrage” dans l’ imperium  », qui le rattachait à une ville ou à une colonie, c’est-à-dire sa « petite patrie » pour reprendre Cicéron : « Tout Romain était ainsi à la fois citoyen de Rome et citoyen de la ville qui était son origo.  » Ainsi, peu à peu, les peuples vaincus se fondent dans le «   populus romanus », mais « sans perdre leurs identités originelles ».

Comme le rappelle Florence Dupont, l’Énéide est le récit de la fondation de Lavinium, petite ville située à une vingtaine de kilomètres au sud de Rome, par le Troyen Énée, qui a fui sa ville après la défaite lors de la guerre contre les Grecs (ou Achéens alors) narrée dans l’Illiade. La fondation — toujours objet d’une légende pour les cités — de Rome, elle, serait l’œuvre de Romulus, descendaznt d’Énée ou d’Ulysse selon les versions qui nous sont parvenues.
Comme dans toutes les cités, les magistrats sacrifiaient aux Pénates, dieux dédiés au foyer, célébrant ainsi la citoyenneté attribuée à ses habitants. Mais, de façon révélatrice, les magistrats romains sacrifient aux Pénates publics de l’Urbs à… Lavinium.
Le fait que ce culte se déroule hors de Rome signifie donc que Lavinium fonctionne comme l’ origo du peuple de Rome, cité ouverte sur l’étranger. Proposant ainsi une interprétation novatrice de l’Énéide, Florence Dupont montre avec brio comment l’identité romaine intègre l’altérité, par une dialectique féconde et complexe, dans sa définition même.
 L’Énéide est donc pour elle le poème d’une identité métissée : « Que le peuple romain ait ses Pénates à Lavinium fait de Rome une ville symbolique à laquelle tous peuvent se rattacher par l’intermédiaire de leur petite cité, leur origo, où ils ont leurs propres Pénates. Rome a besoin de ses citoyens venus d’ailleurs pour être complète. »


À partir de cette relecture originale et novatrice du texte de Virgile, Florence Dupont décrit avec force les caractéristiques de la citoyenneté romaine, modelée en quelque sorte sur la figure d’Énée : « Ce qu’apporte la figure d’Énée le Troyen n’est pas une altérité ethnique, mais une altérité formelle. » On ne peut évidemment s’empêcher de songer à l’instrumentalisation récente par le pouvoir sarkozyste d’une « identité nationale » supposée figée, intangible et évidemment héréditaire.
La leçon que tire Florence Dupont de l’Énéide vient ainsi, de façon a priori inattendue, battre en brèche cette conception réactionnaire censée instrumentaliser grossièrement les peurs collectives. Une leçon que devraient méditer Claude Guéant.

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