Vinci s’attaque à la forêt russe
dans l’hebdo N° 1161 Acheter ce numéro
«Vinci, dégage ! » scande Evguenia Chirikova devant un millier de militants acquis à sa cause. Très déterminée, la jeune femme russe a vite repris le slogan du rassemblement de La Noë verte. Son combat : le sauvetage des 1 200 hectares de la forêt de Khimki. Ce « bois de Boulogne » de Moscou est promis aux bulldozers de la North West Concession Company (NWCC), détenue par une filiale de Vinci. Le numéro un mondial du BTP a été retenu en 2008 pour construire et exploiter pendant trente ans l’autoroute Moscou-Saint-Pétersbourg, premier partenariat public-privé en Russie dans le secteur routier. Le contrat devrait lui assurer 1,5 milliard d’euros de recettes en subventions publiques et péages.
Il y a cinq ans, Evguenia remarque des marques rouges sur des arbres. Elle enquête et apprend qu’ils doivent être rasés pour ce projet dont personne n’a entendu parler : l’enquête publique s’est déroulée dans un quasi-secret. Elle pose des affichettes invitant les passants à la contacter : l’un des plus imposants mouvements de contestation écologique de Russie est né. La répression est féroce, menée par la police et des milices privées aux méthodes très dissuasives : fracture de mâchoires, écrasement de reins… Deux personnes, dont un journaliste qui dénonçait ces exactions, sont aujourd’hui très gravement handicapés.
Mi-2010, 5 000 opposants occupent la place Pouchkine, en pleine capitale, « première manifestation écologiste de l’histoire du pays », affirme Evguenia. Le président Dmitri Medvedev recule et décrète un moratoire de six mois sur le projet. Les opposants proposent onze variantes du tracé de l’autoroute qui épargnent la forêt. Mais mi-décembre 2010, lors de la réunion levant le moratoire, Vinci menace les autorités de réclamer un dédommagement de 20 millions d’euros en cas de modification de la concession.
Les opposants commandent une étude à l’ONG internationale CEE Bankwatch Network, spécialiste de l’investigation financière dans les pays d’Europe centrale et de l’Est. L’ONG lève plusieurs « lièvres » dans le faisceau de l’actionnariat de la NWCC : Vinci — 23 milliards d’euros de capitalisation — a éprouvé le besoin de s’adjoindre une obscure entreprise franco-syrio-libanaise d’investissement (Vosstran) ; et surtout, pour 50 %, une holding chypriote (Sunstone) en partie détenue par l’oligarque Arkady Rotenberg, grand ami du Premier ministre Poutine, ainsi que des fonds dont la trace se perd dans le paradis fiscal des îles Vierges. Au total, « environ un tiers des bénéficiaires finaux de la NWCC ont été délibérément masqués au public », révèle Bankwatch. Pour Evguenia Chirikova, arrêtée et molestée à plusieurs reprises lors d’actions de blocage des travaux, c’est clair : « L’accord entre Vinci et le gouvernement est destiné à faciliter l’évasion d’argent public pour des enrichissements privés ! » Alors que l’affaire Khimki commence à attirer les regards à l’étranger, les opposants, soutenus par l’opinion russe, comptent eux aussi sur leur élection présidentielle de 2012 pour mettre à bas un projet déjà bien engagé.