« La transmission est un devoir »
La fin des IUFM menace la « culture commune » qui fonde le service public de l’Éducation. Explications de Philippe Meirieu*.
dans l’hebdo N° 1166 Acheter ce numéro
Politis : Depuis quand apprend-on à apprendre ?
Philippe Meirieu : Sans doute depuis toujours. La transmission est consubstantielle de « l’humaine condition », disait Montaigne. Et comment contraindre chaque génération à réinventer l’ensemble des savoirs accumulés dans l’histoire ?
Transmettre ce dont nous avons hérité et ce que nous avons créé est un devoir. Et l’on peut parier que, très tôt, les humains se sont aperçus que la maîtrise d’un savoir ne conférait pas de facto la compétence pour le transmettre. Les Compagnons eux-mêmes, souvent présentés comme les partisans farouches de la transmission par imitation, ont très vite construit la fonction de « tuteur », avec des compétences spécifiques, obéissant aux exigences de la « formation », qui ne sont en rien celles de la « production » : en situation de formation, il faut pouvoir perdre du temps, gâcher du matériel pour s’entraîner, prendre des risques qui ne mettent rien ni personne en danger, formaliser ses acquis, apprendre à les transférer, etc.
En ce qui concerne le métier d’enseignant, la réflexion sur les compétences requises est déjà présente chez Platon. Et n’oublions pas que « la tête bien faite plutôt que bien pleine » vantée par Montaigne concerne l’éducateur et non l’élève…
Mais c’est évidemment l’impératif de la « démocratisation des savoirs » qui a activé fortement la réflexion sur la formation professionnelle des enseignants : dès lors que nous nous donnons comme objectif l’élévation massive du niveau des jeunes, nous avons besoin d’activer les compétences pédagogiques des enseignants.
Pourquoi avoir créé les IUFM en 1990 ?
Pour répondre au défi de la démocratisation et donner une cohérence à la formation professionnelle des enseignants du primaire et du secondaire, de l’enseignement général et de l’enseignement professionnel. Cette cohérence est indispensable car elle garantit la possibilité d’une vraie politique éducative.
Sans nier les spécificités liées aux âges des élèves et aux disciplines, on ne peut construire un véritable « service public d’éducation » sans créer une « culture commune ». Le « droit à l’éducation pour tous » — que je préfère à « l’égalité des chances » — exige une véritable mutation du système scolaire : il nous faut être capable d’accompagner chacune et chacun tout au long de sa scolarité, en évitant les ruptures et avec cohérence en termes d’acquisitions et d’évaluation.
La mastérisation sonne-t-elle la fin des IUFM ? Les Instituts universitaires de formation des maîtres ont été perçus très vite comme une manière de diminuer l’importance du « disciplinaire » au profit d’un « pédagogique » tour à tour dénoncé comme de la « confiture relationnelle » ou comme une « technocratie jargonneuse ». Sans doute y a-t-il eu quelques excès, mais cela m’apparaît plus comme des erreurs de communication que des dérapages dans les pratiques. La question de la transmission des savoirs est restée centrale dans le quotidien des IUFM.
Les savoirs sur la formation sont-ils menacés ? Je ne crois pas. Les chercheurs poursuivent leurs recherches en relation avec les travaux internationaux. Ils le font d’autant plus obstinément que, justement, la situation institutionnelle est assez dramatique. Cela dit, je reste préoccupé de la faible place qu’occupe aujourd’hui la tradition pédagogique dans la formation mais aussi dans tout ce qui concerne l’éducation. On peut devenir désormais professeur sans avoir jamais entendu parler de Célestin Freinet, de Paulo Freire, d’Anton Makarenko ou, a fortiori, de Pestalozzi. Cette amnésie culturelle qui frappe tout un pan de la pensée nous condamne au bégaiement.
Qui sont les nouveaux enseignants ? C’est une population très hétérogène. Certains arrivent avec une véritable formation pédagogique acquise dans des mouvements d’éducation populaire. D’autres viennent d’autres secteurs professionnels (la santé ou l’informatique) et ont une expérience intéressante, même si elle n’est pas pédagogique. Les professeurs du premier degré reçoivent encore des bribes de formation professionnelle, variable selon les académies et les universités. La situation la plus difficile concerne les professeurs du second degré, qui, pour beaucoup, effectivement, sont mis devant des élèves sans formation. Et l’accompagnement qui leur est proposé lors de la première année est très insuffisant, surtout sans décharge de service significative…
Plus globalement, le corps des « professeurs » est en train d’éclater, et je me demande si l’on ne prépare pas en catimini la création officielle d’un corps de contractuels de droit privé dans l’institution publique. Ceux et celles qui échouent dans le système de recrutement actuel pourraient ainsi constituer un volant de main-d’œuvre facilement utilisable.