«L’Apollonide», de Bertrand Bonello : Femmes d’intérieur
L’Apollonide, de Bertrand Bonello, fait revivre une maison close.
Un grand film féministe.
dans l’hebdo N° 1169 Acheter ce numéro
Il y eut cette année au Festival de Cannes de la pesanteur et de la grâce, des réflexions sur l’infiniment grand et l’infinitésimal, des inflexions New Age et beaucoup d’angoisse métaphysique. Les films de cette eau (ceux de Terrence Malick ou de Lars Von Trier, pour ne citer qu’eux) développaient des puissances symphoniques. Un son plein et lourd, wagnérien. Impressionnant.
Notre préférence alla cependant à une partition de musique de chambre — le terme est, en l’occurrence, plus qu’approprié. De la musique française, quelque chose comme un prélude de Debussy ou une sonate de Fauré : ce n’est pas une de ces musiques que le film fait entendre, bien que l’histoire qu’il raconte en soit contemporaine, mais il en porte l’esprit, l’intensité, la subtilité et la mélancolie. Le film s’intitule l’Apollonide, avec ce sous-titre : « Souvenirs de la maison close ». C’est le cinquième long-métrage de Bertrand Bonello, l’auteur du Pornographe (2001), de Tiresia (2003) et De la guerre (2008), et, incontestablement, son film le plus abouti.
L’Apollonide est une maison « correcte », selon les propres mots de « Madame », sa tenancière (excellente Noémie Lvovsky), scrupuleuse quant à la propreté des filles, au respect des règles d’hygiène et à la qualité de l’accueil des clients. Ces messieurs sont des hommes fortunés, des aristocrates pour la plupart, habitués à la douceur de la soie et aux saveurs du champagne. Le luxe est dans les salons du rez-de-chaussée, la luxure dans les étages. En bas, installés dans de confortables canapés, on boit, on se divertit avec des jeux de société, on joue du piano, on s’anime dans des conversations futiles ; en haut, ces messieurs assouvissent leurs fantasmes.
Il est évident que le cinéaste retravaille ici nombre de représentations artistiques auxquelles les maisons closes ou les prostituées ont donné lieu, que ce soit dans la peinture (avec des couleurs ou des compositions à la Renoir, des silhouettes à la Bonnard), le cinéma ( le Plaisir de Max Ophüls, par exemple) ou même la littérature, Maupassant un peu, les ambiances du décadentisme beaucoup… Autant dire que l’Apollonide procure un incessant plaisir plastique, auquel la chef opératrice, Josée Deshaies, n’est évidemment pas étrangère. Comme ne l’est pas non plus la beauté sans apprêts de ces filles au corps jeune, exposé et donc fragile (toutes les actrices sont remarquables et forment un véritable collectif : Hafsia Herzi, Céline Sallette, Jasmine Trinca, Adèle Haenel, Alice Barnole, Iliana Zabeth…) — qui doivent, le soir, se transformer en princesses d’Éros, comme pour une représentation théâtrale.
Pour autant, l’Apollonide ne tombe jamais dans l’esthétisme. Si le film est d’une beauté bouleversante, c’est aussi parce qu’il n’omet rien de toutes les violences que les filles subissent derrière les apparences de l’élégance et de la sophistication. S’appuyant sur un travail de documentation historique sur les maisons closes et la condition des jeunes filles qui y travaillaient, Bertrand Bonello a choisi de se situer au plus près de leur point de vue, ce qui maintient le film dans une sorte de vigueur juvénile, évite le misérabilisme et la lourdeur du didactisme. Il fait entrer le spectateur dans leur intimité, où elles expriment leurs espoirs, leurs illusions, leur solidarité, dont elles tirent un vrai réconfort. Et leurs souffrances.
Celles-ci ont au moins trois causes, indissociables : l’argent, la privation de liberté, la domination masculine. Attirées par la respectabilité et le standing de l’Apollonide, les filles, toutes d’origines sociales modestes, ont rêvé de milieux qu’elles ne pourraient autrement approcher, sinon intégrer. Mais elles ont rapidement pris conscience qu’un piège s’était refermé sur elles : pour les retenir, parce que les filles de « qualité » ne sont pas légion, Madame leur inflige des amendes au moindre prétexte. Leurs dettes devenant vite impossibles à rembourser, les filles sont prisonnières de l’Apollonide.
C’est ce que comprend rapidement une nouvelle venue, dont on assiste à la visite d’aptitude effectuée par Madame selon des critères physiques et de santé, puis à son arrivée parmi ces messieurs, tout excités par ce sang neuf. L’un d’eux délaisse immédiatement celle avec qui il avait ses habitudes, plongeant celle-ci dans un désespoir qu’il n’est pas abusif de qualifier d’«amoureux ».
Si Madame aliène les corps en raison de contraintes qui pèsent aussi sur elle — l’Apollonide est vouée à tenir son rang ; vivant seule avec deux enfants, Madame doit s’assurer des revenus et une situation… –, les hommes, en revanche, utilisent le corps des jeunes femmes pour leur seul bon plaisir. Elles ne sont plus alors qu’un instrument au service de désirs plus ou moins fantasques ou éreintants. Qui peuvent aussi déraper. Il n’y a pas de hasard à ce que ce soit celle qui est dénommée « la Juive » — il y avait toujours une « Juive », ou désignée comme telle, dans les maisons closes — qui en soit la victime. Dans une séquence itérative, d’une violence inouïe, un client muni d’un rasoir cisaille son visage des deux côtés de la bouche, la transformant définitivement en « femme qui rit ».
Les huis clos réussis sont toujours des caisses de résonance. L’Apollonide déroule la chronique d’une maison close au tournant du XXe siècle, mais les bouleversements du temps n’en sont pas exclus. Les cartons qui divisent le film en deux parties — « Au crépuscule du XIXe siècle » et « À l’aube du XXe siècle » — suggèrent même l’idée d’un basculement d’un monde à l’autre. Vers un monde plus dur, où les conditions de survie deviennent plus difficiles, les systèmes discriminatoires s’intensifient, les corps se transforment en marchandises.
Parce que le préfet décide d’augmenter fortement le loyer de l’Apollonide, les filles vont devoir améliorer leur rendement, d’autant que l’une d’elles, atteinte par la syphilis, est condamnée. Madame est aux abois. Elle consent à ce que « la Juive », « la femme qui rit », soit exhibée dans des soirées dites « spéciales », où chacun des participants abuse d’elle. C’est ainsi que le XXe siècle s’annonce, effectivement.
Ces efforts ne servent à rien. L’Apollonide va devoir fermer ses portes. Certaines filles seront recasées dans des maisons closes. Pour les autres, c’est l’inconnu, la menace d’un bordel infâme, de nouvelles violences, le spectre de la misère.
Le souffle de la grande Histoire entre dans l’Apollonide, qui n’est pourtant que de la musique de chambre, pas du Wagner. À sa manière tout en nuances et en finesse, Bertrand Bonello a fait de l’Apollonide un très grand film féministe. Certainement pas nostalgique des maisons closes — cette lecture serait totalement absurde ; le film ne prétend pas que la situation des prostituées y était meilleure –, mais établissant explicitement un continuum entre hier et aujourd’hui, avec les dernières images qui montrent l’une des filles, de nos jours, se prostituant sur les Maréchaux à Paris. L’Apollonide ne se veut tout simplement pas un film daté. Comme la soul music, que le cinéaste, dans le même esprit, a choisi de faire résonner à certains moments de son film, l’Apollonide vibre de toute son âme féminine, sauvage et déchirée.