« Les intellectuels prostitués »

Denis Sieffert  et  Jeanne Portal  • 29 septembre 2011 abonné·es

POLITIS : À partir de quand voit-on apparaître les think tanks ?


Roger Lenglet : Aux États-Unis, dès les années 1920, des prototypes de think tanks apparaissent. Ce sont des cercles savants constitués à l’initiative de gens comme Edward Bernays et des lobbyistes de l’époque, qui instrumentalisent les grands intellectuels et créent ainsi des consensus.


Le principe développé par Bernays consiste à façonner des leaders d’opinion en s’appuyant sur les experts de l’époque. Il devient le théoricien de l’instrumentalisation desdits experts. Au lieu de vouloir provoquer une libération des consciences, Bernays, qui est le neveu de Freud, a tout de suite perçu l’utilité de la connaissance de l’inconscient pour la propagande. Il a contribué à transformer les futurs chefs d’État en paquets de lessive. Les think tanks sont nés de cette volonté d’influencer à la fois l’opinion et les décideurs politiques. Cela toujours au service des grands industriels et des financiers.


Dès l’origine, les financiers sont les commanditaires ?


Absolument. C’est eux que Bernays drague. C’est pour eux qu’il écrit Propaganda, sorte de guide d’utilisation des experts. Il organise en fait, une sorte de « réseau de prostitution » des intellectuels et universitaires en misant sur leur autorité morale.


Comment expliquer la résistance de la France à ces phénomènes ?


La France résiste grâce à l’épisode de la Libération qui met en œuvre le programme « Les Jours heureux », du Conseil national de la Résistance. Dès lors, un certain nombre d’intellectuels libéraux et de grands patrons sont obligés d’aller se réfugier ailleurs, notamment en Suisse. Véritable matrice du think tanks en Europe, la Suisse voit se développer la fameuse Société du Mont-Pèlerin, qui organise la « contre-révolution » avec une volonté explicite de faire reculer le programme de protection sociale, de réduire le rôle de l’État et d’imposer dans les esprits un consensus libéral. En France, c’est la Fondation Saint-Simon qui a eu pour objectif, à partir des années 1980, de faire accepter au Parti socialiste la logique de marché. Elle a parfaitement réussi. On peut considérer qu’elle a joué dans l’Hexagone un rôle de précurseur en créant l’espace pour un consensus idéologique.


La notion de think tanks « de gauche », ou s’affichant de gauche, n’est donc pas nouvelle…


Non, la Fondation Saint-Simon se réclamait de « la gauche ouverte », avec des gens comme Pierre Rosanvallon, François Furet, Alain Minc (ce dernier, à l’époque, se disait de gauche). On pourrait également citer la Fondation Gabriel-Péri, elle nettement antilibérale, mais son influence, à la fois dans les médias et dans les institutions, est extrêmement faible.


Vous évoquez dans le livre quelques très rares think tanks comme la Fondation Copernic, qui ne répondent pas aux mêmes commanditaires…


Oui, c’est l’une des très rares structures dont les responsables ont décidé de rester indépendants de tous les financeurs, qui fonctionne uniquement avec les adhésions et qui est totalement ouverte aux acteurs associatifs… C’est d’ailleurs par défi qu’ils se sont positionnés comme thinks tanks, alors que leur fonctionnement va complètement à l’inverse. En revanche, Terra Nova, qui se positionne aussi à gauche, a les mêmes financeurs que l’Institut Montaigne, réputé à droite : les entreprises du CAC 40.


Les think tanks représentent-ils aujourd’hui un danger pour la démocratie ?


C’est une grave menace. Ils confisquent le débat. Nous le montrons en étudiant justement les statistiques des différents think tanks cités par les parlementaires depuis quelques années. Les députés et les sénateurs ne travaillent plus qu’à partir des notes de leurs think tanks préférés, c’est à dire Terra Nova, l’Institut Montaigne et quelques autres. Presque tous les décideurs politiques ont « délocalisé leur cerveau » entre les mains de ces nouvelles matrices intellectuelles et ne se réfèrent plus qu’à elles. De fait, les think tanks trustent les médias sans qu’on le sache parce que ceux qu’ils inspirent, ou manipulent, oublient de dire de quels think thanks ils sont l’émanation.

Idées
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