Les Pinçon-Charlot : « La guerre des classes s’accompagne d’une guerre psychologique »
Le couple Pinçon-Charlot, deux sociologues de la grande bourgeoisie, réédite une version augmentée de « Le président des riches ». L’ouvrage examine point par point les contours de « l’oligarchie » qui gouverne la France. Entretien.
Politis.fr : Comment analysez-vous le succès de votre ouvrage ?
Monique Pinçon-Charlot : Il y a une sorte de brouillard idéologique. Les mots que nous mettons sur ce que vivent les gens adoucissent considérablement leurs souffrances, car nous regardons les choses avec des lunettes très spécifiques. Pour nous les riches mènent une « guerre des classes », qui vise à réduire au minimum les coûts du travail. Ils utilisent la dette et le déficit comme armes pour détruire les services publics, maintenir des salaires bas…
«Nous avons rencontré une très lourde inquiétude.»*
Politis.fr : Dans la « guerre des classes » qui se joue selon vous aujourd’hui, la « conscience de classe » n’existe que du côté des dominants…
Michel Pinçon : Oui, la bourgeoisie fonctionne en réseau avec des interconnexions très fortes entre les familles. Il existe un militantisme insoupçonné mais très efficace, sur les problèmes urbains par exemple.
La conscience de classe se traduit aussi dans les urnes. Les beaux quartiers ont voté en masse pour Nicolas Sarkozy, tandis que les votes sont dispersés dans les quartiers populaires. Il n’existe pas la même unité idéologique, la même conscience politique, que dans la bourgeoisie.
Politis.fr : Guéant qui multiplie les sorties aux accents xénophobes, la « Droite populaire » qui organise un « apéro saucisson vin rouge »… Les discours extrémistes s’adressent-ils aux riches ?
Michel Pinçon : Les discours xénophobes existent dans la bourgeoisie, mais l’élite cohabite surtout avec des ambassadeurs, des hommes d’affaires. Les étrangers que les riches côtoient ne sont pas dans la même situation sociologique que dans les quartiers populaires.
Monique Pinçon-Charlot : Le vote Front National à Neuilly est d’ailleurs extrêmement bas. Le discours de Sarkozy s’adresse surtout aux milieux populaires. C’est la stratégie du « diviser pour mieux régner ».
«La droite crée des boucs émissaires pour détourner l’attention des vrais problèmes.»
Politis.fr : Comment jugez-vous le positionnement idéologique et politique de la gauche ?
Monique Pinçon-Charlot : Ce qui est terrible, c’est que le principal parti de gauche, le Parti socialiste, a fait énormément pour sauver le système et installer le capitalisme spéculatif et financier, dans sa phase néolibérale.
«Le Parti socialiste a trahi les valeurs de gauche»
Michel Pinçon : Nous sommes dans un régime censitaire : à l’Assemblée, 1 % seulement des élus sont d’anciens ouvriers ou employés alors que ce groupe représente 54 % de la population active. Au même moment, l’abstention est proche de 80 % dans certaines cités. En somme, tout se passe comme si pour être élu comme pour voter, il fallait appartenir aux milieux favorisés.
Politis.fr : Vous parlez d’une suprématie idéologique des libéraux depuis 30 ans. Les catégories populaires ont-elles finalement intégré ce schéma de pensée ?
Monique Pinçon-Charlot : Évidemment, mais cela s’est fait malgré elles.
« La guerre des classes s’accompagne d’une guerre psychologique»*
Politis.fr : Dans les allées de l’université d’été du Medef, les patrons critiquaient presque unanimement les méfaits de la spéculation. La crise amène-t-elle une remise en question idéologique des dominants ?
Michel Pinçon : Certainement.
«Lorsque Sarkozy a été élu, c’était le triomphe de la pensée unique.»
Monique Pinçon-Charlot : La volonté de « moraliser l’économie » est aussi une stratégie de communication qui s’inscrit dans la guerre psychologique. L’appel de Maurice Lévy pour une taxe exceptionnelle des très hauts revenus est un bel exemple : c’est de la propagande.
Michel Pinçon : Maurice Lévy est d’ailleurs patron de Publicis, c’est son métier.
Politis.fr : Croyez-vous en une société sans élites ?
Michel Pinçon : Je crois en une société où il n’y aurait que des élites. Avec un réel partage de la culture et des connaissances. Car le problème aujourd’hui n’est pas seulement la concentration de la richesse matérielle aux mains d’une minorité, c’est que la richesse culturelle et intellectuelle n’est pas accessible pour tous.
Politis.fr : Êtes-vous des sociologues ou des militants ?
Michel Pinçon : Je pense que la sociologie n’est véritablement une science que lorsqu’elle est révolutionnaire. Le sens de notre travail sur la grande bourgeoisie est forcément révolutionnaire. Puisque quelqu’un qui a souffert une grande partie de sa vie ne pourrait qu’être révolté en découvrant l’énormité des inégalités.
Monique Pinçon-Charlot : Pour reprendre le titre du documentaire de Pierre Carles sur Bourdieu, « la sociologie est un sport de combat ». Nous sommes très heureux de voir la résonance de nos travaux, car c’est formidable de faire un travail qui soit…
Michel Pinçon : … qui soit en phase avec la société. Ce n’est pas un travail militant, mais un révélateur des raisons d’être militant.
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