Mon banquier va « kraquer »

Les salariés du secteur bancaire voient leurs conditions de travail se dégrader et la méfiance du public à l’égard de leur métier augmenter.

Pauline Graulle  • 15 septembre 2011 abonné·es
Mon banquier va « kraquer »
© Photo : . AFP / fife

Quand les banques plongent, les banquiers boivent la tasse. Alors que la crise financière est repartie durant l’été (voir page suivante), le malaise a gagné bon nombre des 380 000 salariés du secteur bancaire français. Directeurs d’agence, conseillers clientèle, personnels en back-office ou sur les plateformes téléphoniques, les « petites mains » du système financier sont prises dans la tourmente. Condamnées à sombrer avec le navire, en quelque sorte…

En août, deux suicides avaient lieu coup sur coup à la Société générale : le 9 août, un employé de 49 ans des services informatiques se jetait du toit de la banque de Schiltigheim (Alsace) ; le 24, c’est un homme de 58 ans qu’on retrouvait pendu dans un local technique de son agence de Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne). Deux morts dont nul ne peut encore affirmer qu’elles sont en lien avec le travail. Mais qui semblent, hélas, s’inscrire dans un continuum.


Au printemps dernier, la Caisse d’épargne a connu deux suicides. En 2010, de tels drames ont également ébranlé la BNP Paribas, les syndicats mettant en cause « la stratégie et le management » de la banque. « On a aussi enregistré un nombre de suicides important en 2007-2008, au moment de la crise des subprimes, mais les médias, alors braqués sur ce qui se passait à France Télécom, n’y ont guère prêté attention », indique Fabrice Hallais, syndicaliste CGT à la BNP Paribas.


Pas facile de vivre la plus grande crise économique mondiale de l’intérieur de la matrice. Première conséquence tangible des convulsions des marchés : la compression des effectifs. « Même dans la situation actuelle d’instabilité permanente, les actionnaires réclament des retours sur investissement à deux chiffres. Du coup, les directions des banques taillent dans la masse salariale pour les rassurer », explique Patrick Lichau, secrétaire général de la fédération CGT Banques et assurances.


Ainsi, malgré des bénéfices en hausse, le géant britannique HSBC s’apprête à supprimer 30 000 emplois dans le monde. En France, entre les réorganisations dues à la crise, les mutualisations de services pour anticiper d’hypothétiques gains de productivité et les départs en retraite non remplacés, le secteur bancaire a encore perdu 0,3 % de ses effectifs l’an dernier.


À la Société générale, Thierry Pierret, syndicaliste à la CFDT, parle de plusieurs milliers de départs. À la BNP Paribas, on évoque des centaines de postes supprimés chaque année. « Dans ma banque, on ne remplace plus les retraités, observe Antoine [^2], cadre non syndiqué ayant requis l’anonymat. Le pire c’est en back-office [les services administratifs des banques, un secteur vieillissant, NDLR]  : les gens se retrouvent seuls là où ils étaient cinq. Le travail n’est pas fait comme il faut, ça paralyse toute la chaîne, et tout le monde est sur les nerfs. »
 « Les réorganisations dues à la crise ont détérioré fortement les conditions de travail », confirme Dany Bellette, secrétaire national SUD Banques, qui se réfère à un audit réalisé au Crédit mutuel Nord Europe. À la Société générale, qui s’est dotée d’un observatoire du stress en 2009, un tiers des salariés, toutes branches confondues, sont stressés, et 15 % d’entre eux présentent un stress pathologique.

Mais de la « Générale » à la BNP en passant par les banques dites « mutualistes », comme le Crédit mutuel ou le Crédit agricole, il faut quand même rapporter toujours plus d’argent. Pour ce faire, toutes ces officines mettent désormais en place les méthodes de lean management  (2) importées du Japon. Comme ces « challenges » entre salariés censés atteindre des objectifs chiffrés toujours plus hauts et, surtout, « sans rapport avec la réalité économique et sociale de la clientèle », pointe Thierry Pierret. « Un “challenge” en suit un autre, témoigne Antoine, on est constamment dans le rush, sous pression. » L’heure est à « habiller  » le client avec tout ce qu’on a à vendre. « C’était déjà le cas avant, souligne Patrick Lichau, mais la pression sur les ventes s’est intensifiée depuis trois ans. »


Quid de la promesse des dirigeants de banques de moraliser leurs pratiques ? Vœu pieux, selon Thierry Pierret, qui souligne l’hypocrisie du système : « Pour atteindre les objectifs de vente que les directions lui demandent, un chargé de clientèle doit faire une croix sur l’éthique. Or, s’il enfreint les règles éthiques, il se fera taper sur les doigts… et s’il échoue à ses objectifs de vente, il se fera aussi taper sur les doigts. C’est schizophrénique ! »


Au-delà des nouvelles méthodes de management, le malaise est profond. Il remonte au début des années 1990, quand les banques se sont financiarisées, estime Jean Bachèlerie, banquier depuis vingt ans, « relégué dans les tribunes »  (sic) depuis plusieurs années par la direction de la BNP Paribas : «   Avant, analyse-t-il, on travaillait dans une banque réelle qui prêtait à l’économie réelle pour accompagner le lancement d’un commerce ou de projets. Puis la banque est devenue une banque d’affaires. On s’est mis à vendre des produits de plus en plus compliqués qu’on nous présentait à la va-vite en séminaires. On a été transformés en vendeurs de savonnettes… ou plutôt en vendeurs de bons pour acheter des savonnettes ! Soit on devient cynique, soit on ne supporte plus d’être en contradiction avec les valeurs de base de la vie, et on devient fou. »


Les choses n’ont fait ­qu’empi­rer depuis 2008. « L’affaire Kerviel » est passée par là, laissant des séquelles. « Cette affaire a été très mal supportée en interne, et, au niveau du public, elle a jeté le discrédit sur tout le système », rapporte Thierry Perret. « De plus en plus de salariés trouvent que leur boulot est immoral », ajoute Patrick Lichau. « D’autant que, depuis 2008, ils se ramassent dans la figure la colère grandissante des gens contre les banques ! », rappelle Fabrice Hallais, qui évoque un sentiment de défiance généralisée.


Du côté de l’Association française des banques (AFB), le syndicat patronal des banques dites « commerciales », on concède une « inquiétude diffuse » des salariés du secteur bancaire. « Mais ni plus ni moins que les autres salariés confrontés à la crise.  On continue à faire des affaires ! », veut rassurer Jean-Claude Guéry, directeur des affaires sociales à l’AFB.


Derrière les discours lisses , l’association a pourtant signé plusieurs accords de branche avec les syndicats de salariés ces dernières années. L’un sur « le harcèlement et la violence au travail » — « le fait de comportements déviants individuels, pas du management », soutient Jean-Claude Guéry –, l’autre incitant à la création d’observatoires du stress qui « observent » sans pour autant empêcher quoi que ce soit…


Très insuffisant, selon Patrick Lichau : « Tant qu’on ne remettra pas en cause la course à la rentabilité et, du même coup, l’organisation du travail, on continuera de s’enfoncer. Seule une volonté politique pourra nous sortir de là. »


[^2]: Le prénom a été changé.
(2) « Lean » : « mince », « sans gras ».

Économie
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