« Phosphorer dans le bon sens »
Qu’ils se disent de droite ou de gauche, les think tanks produisent une pensée en prêt-à-porter globalement identique : Bonnes feuilles
dans l’hebdo N° 1170 Acheter ce numéro
Une partie de la pensée (politique et économique) standardisée provient aujourd’hui de think tanks, des instruments encore peu étudiés malgré leur rôle croissant.
Ce sont des groupes de réflexion et d’influence, des « boîtes à idées » plus ou moins spécialisées qui travaillent directement pour les partis et les décideurs, tout en publiant une multitude de notes sur les grands problèmes de société, à destination des cabinets, des médias, des étudiants en science politique et de leurs professeurs. Des hommes de réseaux y encadrent des intellectuels chargés de phosphorer dans « le bon sens ». Ces structures sont généralement créées et financées par des coalitions de multinationales, des lobbies industriels et financiers.
À droite, le think tank le plus influent des années 2010 est l’Institut Montaigne, fondé par l’ancien patron d’Axa, Claude Bébéar, qui produit les idées des Jean-François Copé et autres cadres de l’UMP. Parmi ses gentils mécènes, on compte l’assureur Axa, bien sûr, mais aussi Allianz, Groupama, les banques BNP Paribas, Lazard Frères et Rothschild & Cie, les groupes Bouygues, Dassault, LVMH, Bolloré, Sanofi-Aventis, la Caisse des dépôts, l’opérateur de téléphonie Acticall, l’industriel du nucléaire Areva, la multinationale du pétrole Total, Capgemini, EADS…
Au parti socialiste, la boîte à idées qui monte est Terra Nova, créée en 2008. Ce think tank se donne pour vocation de « rénover la gauche » et d’apporter aux leaders les bonnes solutions. Ses mécènes sont EADS, Capgemini, Total, Areva, Acticall, la Caisse des dépôts… Autrement dit, quel que soit le résultat des urnes, ces multinationales font en sorte que la pensée des élus suive le même chemin. Terra Nova reçoit aussi le soutien du cabinet de lobbying et de communication Euro RSCG, qui travaille pour les groupes du CAC 40 et tous les leaders politiques des grands partis.
Si l’on en croit leur déclaration de principe, l’Institut Montaigne et Terra Nova ambitionnent tous deux une « refondation intellectuelle » et revendiquent une « complète indépendance ». Pourtant, nous aurons maintes fois l’occasion de vérifier que leurs positions sont fondamentalement les mêmes que celles de leurs financeurs. Ils produisent une sorte de pensée vendue à la coupe, orientant les réformes avec des concepts sans appel et des arguments économiques qui se veulent indiscutables. Entre le libéralisme à prétention sociale de l’Institut Montaigne et le social-libéralisme légèrement socialisé de Terra Nova, il devient très difficile de distinguer leur ADN politique. On retrouve cette confection intellectuelle dans les orientations essentielles des programmes des partis et sous la plume de nombreux auteurs qui se répandent dans les médias, avec quelques retouches adaptées au profil de chacun. Leurs idées ressemblent à des vêtements de prêt-à-porter. Les hommes politiques les portent eux-mêmes, réajustés à leur taille par leurs « aides de camp », leurs conseillers.
Mais le problème est justement qu’il ne s’agit pas de vêtements mais de choix économiques et sociaux qui engagent les citoyens. Les élus semblent avoir oublié qu’ils ont été mandatés pour assumer la responsabilité de définir eux-mêmes ces choix, et non pour les déléguer à d’obscures officines ou à des éminences grises qui servent de relais aux groupes financiers.
En un mot, les politiques ont confié le contenu de leur cerveau à des boîtes de sous-traitance. De sorte que cette influence ne s’exerce pas à la périphérie du pouvoir comme des forces extérieures tentant de détourner telle ou telle décision mais qu’elle conditionne désormais le cœur même des réflexions des gouvernants.
C’est bien pratique : pendant que le think tank réfléchit dans son coin (Terra Nova a rédigé 550 textes sur les sujets politiques les plus divers entre l’été 2008 et août 2009), les ministres et les élus peuvent vaquer à leurs tâches, se rendre aux séances de média training pour préparer les passages télévisés, aller causer dans le poste, animer des meetings, serrer des mains, prononcer des discours, discuter avec les amis qui comptent, définir des stratégies contre les rivaux, dîner avec des têtes de réseau, recevoir des lobbyistes, évoquer les derniers concepts à la mode…
Résultat, tous s’orientent vers le même modèle, moyennant des slogans mettant en exergue des signes de différence politique.
L’exemple particulièrement symptomatique des retraites […] mérite d’être regardé de près. Le modèle consiste à abandonner progressivement notre système par répartition au profit du système suédois, où les droits à la retraite sont calculés sur un mode moins favorable aux salariés : les Suédois doivent accumuler des points en versant des contributions dans des fonds de pension en plus des versements classiques à l’État. Les retraites ne sont plus considérées comme une couverture sociale mais comme un capital appartenant à chaque ménage. Chacun reçoit à hauteur de sa contribution.
Avant de pousser notre enquête sur les pressions qui orientent le traitement de ces dossiers et les réseaux influents auprès des dirigeants politiques, nous allons voir que les think tanks déjà cités ne sont pas les seuls à déterminer notre existence et à préparer notre avenir.
© Armand Colin