À Redeyef, les héros sont fatigués
Le 23 octobre, les Tunisiens élisent une assemblée constituante. Mais dans la ville où la révolution a éclaté, le doute s’installe et le découragement menace.
dans l’hebdo N° 1173 Acheter ce numéro
Les Tunisiens sont appelés le 23 octobre à désigner l’assemblée qui va rédiger la Constitution et institutionnaliser l’ère post-dictature. Redeyef peut savourer sa victoire : c’est dans cette ville de 30 000 habitants, au cœur du bassin minier de Gafsa, au sud-ouest du pays, que le feu révolutionnaire qui a fini par exploser en décembre 2010 à Sidi Bouzid s’était allumé…
En janvier 2008, des chômeurs avaient protesté contre les responsables locaux du syndicat UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens, syndicat unique) des ouvriers des mines de phosphate, qui détournaient à leur profit les embauches attribuées sur critères sociaux par la Compagnie des phosphates de Gafsa (la CPG, l’une des plus grosses entreprises tunisiennes).
L’État, le RCD (parti au pouvoir), une partie de l’UGTT et la CPG apparaissaient alors comme les acteurs d’un même système. Si bien que le mouvement organisé par « l’opposition syndicale », c’est-à-dire les syndicalistes opposants au régime, avait rapidement pris une tournure politique. Après six mois de mobilisation et de répression, le mouvement s’achevait dans le sang. Le 6 juin 2008, dans Redeyef assiégée, la police et l’armée tiraient sur les manifestants, faisant trois morts et des dizaines de blessés.
Au total, dans les 27 circonscriptions intérieures, ce sont plus de 11 000 candidats qui se présentent à l’élection du 23 octobre, convoitant les 217 sièges de l’Assemblée constituante. Près de la moitié des listes ne revendiquent pas d’affiliation partisane.
Les « grands partis », le Forum démocratique pour le travail et les libertés, le Parti démocrate progressiste et le Congrès pour la République, n’hésitent pas à jouer la carte de la personnalisation autour de leur leader historique. Certains n’hésitent pas non plus à reproduire les mauvaises habitudes du RCD et à distribuer de l’argent à ceux qui prennent leurs tracts ou qui assistent à leurs meetings.
Symbole du mirage économique de l’ère Ben Ali, un centre d’appel implanté à la hâte au lendemain du mouvement social, en plein centre-ville, aussi incongru qu’un cargo échoué sur une plage, a été déserté par ses investisseurs. Au lieu des 600 emplois promis, il ne reste qu’une quarantaine de salariés, qui n’ont pas perçu leurs salaires depuis six mois mais refusent d’abandonner leur poste. Chaque jour, ils ressassent, au milieu des ordinateurs emballés dans leur housse, leur impuissance à obtenir une réponse de l’administration et des patrons défaillants.
Premier employeur de la ville, la CPG est paralysée par un sit-in qui dure depuis le 12 juin. Quelques dizaines de jeunes chômeurs se sont installés aux endroits névralgiques dans l’espoir d’amener la compagnie et l’État à négocier sur un programme en dix points, dont la réintégration des anciens salariés qui ont été détenus dans le cadre du mouvement de 2008, l’augmentation des pensions de retraite, qui s’élèvent à 300 dinars (150 euros) actuellement, l’embauche des enfants d’accidentés du travail, conformément à la convention de l’entreprise, le réinvestissement de 10 % des bénéfices de l’entreprise dans le développement local, notamment pour améliorer l’état de l’eau et de l’air, contaminés par les poussières de phosphate…
Adnane Hajji, l’un des organisateurs de la mobilisation de 2008, responsable de la section locale de l’UGTT, approuve le sit-in : « Certes, la position nationale de l’UGTT est de ne plus soutenir les sit-in qui bloquent la production. Mais, dans notre cas, il s’agit de mesures simples pour répondre à l’urgence, et dont une partie relèvent de droits déjà acquis. Il est possible d’obtenir dès maintenant un engagement de principe et un calendrier. » Mais les négociations sont au point mort depuis le mois de juillet. Le leader, encore auréolé du prestige des combats d’hier, est amer : une partie de ses compagnons de lutte ne le suivent plus.
« Adnane est coincé entre le réalisme et l’impatience des gens , estime Nabil Ntefa, lui aussi syndicaliste. Mais ce sit-in est une impasse et va se payer très cher. Nous n’étions pas préparés à faire face aux attentes de la population. Nous avons combattu, mais aujourd’hui les gens en ont marre de notre légitimité révolutionnaire. Elle a fondu comme neige au soleil. Ils ont attendu pendant trois ans, ils veulent voir des changements. À l’approche des élections, ils se tournent vers les candidats qui appartiennent aux grandes familles tribales, à ceux qui leur promettent des emplois – alors que ce n’est pas l’enjeu de la Constituante –, vers le parti islamiste Ennahda, qui distribue de l’argent et promet de revenir à la religion, malmenée par l’occidentalisation forcée de Bourguiba. »
Face à cela, poursuit Nabil Ntefa, « les forces de gauche n’ont pas été capables de s’unir. Le Parti communiste des ouvriers tunisiens croit que la démocratie va assagir les islamistes, moi je crois qu’après quelques années ils vont se débarrasser de la “racaille gauchiste” ! Finalement, j’ai bien peur que cette révolution ne soit ni moderne ni sociale, mais conservatrice et féodale. »