Ces minorités visibles invisibles
Un ouvrage fait le point
sur les violences, politiques, symboliques, faites aux populations minoritaires
en France.
dans l’hebdo N° 1174 Acheter ce numéro
Aujourd’hui, en France, « les minorités, visibles lorsqu’elles dérangent, deviennent invisibles quand il s’agit de représentation politique ou d’ascension sociale » , écrit d’emblée l’historienne Esther Benbassa en introduction au volume Minorités visibles en politique . Rassemblant les actes d’un colloque en décembre 2009 à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm à Paris, à l’initiative de l’association du Pari(s) du vivre-ensemble, avec le concours du Centre Alberto-Benveniste, référence désormais incontournable de l’étude de l’histoire et de la sociologie des minorités (dirigé par Esther Benbassa), cet ouvrage délibérément comparatiste [[Le Centre Alberto-Benveniste avait déjà publié l’ouvrage L’histoire des minorités est-elle une histoire marginale ?, dirigé par Esther Benbassa (Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2008).
Cf. notre article in Politis n° 993 du 13 mars 2008.]]
fait le point sur cette question du « fait minoritaire » qui embarrasse tant les cadres institutionnel et de pensée républicains français.
Esther Benbassa ne craint pas d’en pointer les limites, hypocrisies et contradictions : « En devenant français, écrit-elle, il faudrait oublier d’où l’on vient, ses langues d’origine, ses coutumes, la culture de ses pères. Comme le requiert la paranoïa nationaliste, c’est vierge qu’on entre en francité. » Cette exigence chargée d’une vraie violence pour les individus censés s’intégrer ou plutôt, dans ce cas, s’assimiler dans la société française, est au mieux ignorée par les « Français de souche » , voire revendiquée au nom des-valeurs-de-la-République, qui, entendues en ce sens, semblent sous-entendre d’adhérer au vieux slogan d’extrême droite repris par Nicolas Sarkozy et l’UMP lors de la campagne de 2007 : « La France, on l’aime ou on la quitte » …
Ce refus de reconnaître et d’accepter l’existence de minorités dans la République a souvent pour corollaire leur mise « en accusation » par le terme supposé infamant de « communautés », bientôt à leur tour taxées de « communautarisme », terme encore plus infamant dans l’esprit des défenseurs du modèle universaliste dominant, qui, au final, signifie en fait règne du plus fort.
Là encore, Esther Benbassa met les points sur les i : « Qui dit communauté, dit lien, dit solidarité. Or c’est cela qui fait peur, comme si cette proximité pouvait mettre en danger la nation française, alors qu’elle est en fait au contraire un vecteur d’intégration, puisqu’elle bâtit des ponts entre la minorité et la nation. » Loin de nier les dangers du communautarisme, l’historienne décrypte les mécanismes qui le produisent : « On se veut “entre soi” et “contre eux”, ce qui provoque un mouvement en retour parfaitement symétrique, puisque “eux” se méfient de ce “nous” hostile ; le communautarisme dont on se plaît à évoquer les ravages se nourrit de part et d’autre de cette hostilité. »
À l’instar des travaux réunis dans ce volume, le « fait minoritaire » ne saurait se limiter aux seuls groupes, « numériquement faibles, que leur religion, leur origine ethnique et/ou la couleur de leur peau distinguent de la population dite majoritaire » . Des groupes comme Act Up-Paris ou la revue Vacarme travaillent depuis longtemps sur cette question, et ont contribué à documenter combien, par exemple, comme l’écrit Esther Benbassa, « les femmes, moitié de l’humanité, considérées longtemps comme des mineures, sont elles aussi encore souvent perçues comme des “minoritaires” » , comme ceux que l’on a coutume d’appeler désormais les LGBT (pour lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres) – auxquels certains ajoutent maintenant un I pour « Intersexes »…
À partir d’exemples étrangers, en Europe ou outre-Atlantique, d’études historiques, ou de possibles mesures « capables d’influer positivement sur l’avenir » des différentes minorités en France – comme la mise en place de statistiques ad hoc pour mesurer les discriminations ou l’octroi (enfin) du droit de vote (au moins) aux élections municipales –, le travail collectif des auteurs du volume vient surtout appeler la gauche à s’emparer de ces sujets. Celle-ci aurait « tout intérêt, ne serait-ce que pour de basses raisons de clientélisme électoral, à placer sur ses listes, en position éligible, des candidats capables de mobiliser les voix des groupes minoritaires dits “visibles” » . Or, elle continue encore de craindre « de déplaire à son électorat en mettant sur les listes des “(in)visibles” politiques » .
Le chemin sera long. Mais en ces temps de campagne électorale, il est temps que la gauche, ou du moins la gauche de (la) gauche, affronte rationnellement ces questions, vitales pour faire ce « pari du vivre-ensemble » , comme le rappelle le titre de l’association fondée par Jean-Christophe Attias et Esther Benbassa. Sinon, il est à craindre qu’ « au lieu de négocier avec ses minorités, la République, abstraite, [continuera à] se crispe [r] sur l’application de normes figées qui ne font qu’entretenir les crises récurrentes dans les centres urbains, et jouent l’épreuve de force là où des aménagements seraient possibles pour vivre autrement et mieux » …