Frédéric Taddeï : « L’animateur crée la liberté d’expression »
Un mois après sa rentrée, Frédéric Taddeï livre son regard sur la télévision, ses partis pris et ses ambitions.
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Vous aviez lancé le magazine Maintenant, en 1990. De quoi s’agissait-il ?
C’était le premier mensuel entièrement thématique. En 1990, je n’avais jamais encore travaillé de ma vie. Il fallait bien que je fasse quelque chose. N’ayant ni expérience dans la presse et ne connaissant personne, j’ai créé moi-même le magazine. C’était, en mai 1990, un moment très particulier, où les grandes figures de la méchanceté, les régimes communistes, mais aussi beaucoup de dictateurs, de tyrans qui avaient occupé la scène pendant trente ans, étaient en train de disparaître ou de se reconvertir. C’était un moment très particulier dans l’histoire. Personne ne l’a remarqué mais, à ce moment-là, il y a eu la paix dans le monde ! Remarquez, ça n’a pas duré longtemps. Trois mois plus tard, c’était la guerre du Golfe. Le premier numéro s’intitulait « Les méchants », le second « Le consensus »…
Vous présentez « D’art d’art » depuis 2002. Qu’est-ce qui a présidé à cette lucarne sur l’histoire de l’art à travers une œuvre ?
A l’origine, c’est l’idée d’une amie, Nathalie Boels. On avait réalisé un pilote pour France Télévisions, qui a laissé le sujet sur une étagère, estimant qu’ils ne trouveraient jamais de sponsor. En 2002, à l’occasion de l’alternance, le nouveau ministre de la Culture et de la Communication, Jean-Jacques Aillagon, comme tout nouveau ministre, avait jugé qu’il n’y avait pas assez de culture sur les chaînes publiques. « D’art d’art » est donc sorti de l’étagère, en trouvant très vite des sponsors. Les gens se figurent que pour sponsoriser une émission sur la peinture, il n’y a que les fabricants de peinture ou les vendeurs de lunettes. Mais non ! Quand vous faites une émission à la fois belle et haut de gamme comme « D’art d’art », toutes les marques qui veulent se positionner comme haut de gamme sont prêtes à la sponsoriser. En l’occurrence, les deux premiers sponsors ont été, à la surprise générale, Armani et Nokia. Et depuis, l’émission n’a jamais manqué de sponsors. Cela répond aux idées préconçues qu’on se fait de la télévision, y compris à la télévision. « D’art d’art » est un programme ambitieux, regardé par cinq millions de téléspectateurs. Dans ce cas, vous n’avez aucun problème pour trouver un sponsor !
Regardez-vous la télévision ?
Jamais. Je n’ai pas de télévision. Je la regarde parfois sur mon téléphone portable, quelques extraits du journal télévisé, selon les thèmes de « Ce soir (ou jamais !) », quand on veut illustrer un sujet. On n’a pas le temps de tout faire. S’intéresser à quelque chose, ça prend du temps. On est obligé de choisir. Je fais de la télévision, je n’ai pas le temps de la regarder.
Avez-vous un œil sur l’audience ?
On est obligé, mais ce qui m’intéresse, ce sont les tendances longues. Je ne déduis pas de l’audience de la veille si l’émission était bonne ou mauvaise. Elle dépend notamment du prime time, de la concurrence. Moi, mon travail consiste à faire une bonne émission. Si elle marche, j’en suis ravi, mais analyser les audiences, ce n’est pas mon travail. Il y a des gens qui font ça très bien.
La suppression de la publicité devait libérer le service public des impératifs d’audience. Or, il n’en est rien…
Aujourd’hui, pour tous les gens qui travaillent à la télévision, le seul critère sur la qualité de leur travail, c’est l’audience. On n’a rien trouvé d’autre. Or, cette audience, telle qu’elle est calculée depuis trente ans, me paraît périmée. Parce qu’il existe beaucoup de moyens de regarder une émission aujourd’hui et pas forcément au moment où elle passe à la télé : sur son téléphone portable, sur son I-Pad, sur son ordinateur, sur son magnétoscope… Toutes ces pratiques n’existent pas dans le calcul des audiences. En outre, depuis trente ans, le nombre de chaînes s’est démultiplié.
Fatalement, la part de marché des grandes chaînes baisse et elle baissera de plus en plus. Les dirigeants de TF1, France 2, France 3 s’arrachent les cheveux sous prétexte qu’ils font moins bien qu’il y a cinq ans, mais c’est normal. Et dans cinq ans, ils feront encore moins ! La télévision est en train de devenir une économie de niches. Il va falloir raisonner en termes de cible, établir des critères de satisfaction. Si vous faites une émission pour les jeunes, peu importe que vous n’ayez fait que 8% de part de marché si vous avez touché 80 % des jeunes et qu’ils ont trouvé ça bien. Prenez la marque Ferrari, qui fabrique des voitures de sport très chères. Est-ce que quelqu’un aurait l’idée saugrenue de lui reprocher d’en vendre moins que des Renault ? Et d’en déduire, par la même occasion, que ses voitures sont moins bonnes que les Renault ? Eh bien, c’est pourtant ce qui se passe à la télé…
Passer de quatre soirées pour « Ce soir (ou jamais !) », à une seule, n’est-ce pas frustrant ?
Non, c’est autre chose. A la télévision, des contraintes naissent de nouvelles possibilités. Quand j’avais quatre émissions par semaine, je devais remplir les quatre émissions. De cette contrainte sont nées des possibilités, donc des libertés. Une émission par semaine, mais plus longue, ce sont d’autres contraintes, donc de nouvelles possibilités, dont je vais essayer de faire une liberté nouvelle.
Comment s’organise le choix de vos invités ?
Si l’on veut un débat franc et impartial, il est logique que la diversité des opinions soit représentée. Il s’agit donc d’inviter l’establishment et les contestataires, des centristes et des excentriques, des jeunes et des moins jeunes, des hommes et des femmes. Mais attention, c’est une émission culturelle. Elle n’est pas censée représenter la société française. Je n’invite donc que des artistes et des intellectuels, avec la vision du monde qui leur est propre. C’est l’actualité vue par la culture. Ce serait évidemment beaucoup plus facile de faire une émission culturelle classique : inviter des gens qui sont en promo, préférer les plus connus aux moins connus, mettre des chroniqueurs qui font semblant de ne pas être d’accord. Mais, bon, on ne se refait pas… Et puis, les téléspectateurs ont été plutôt encourageants. Depuis cinq ans, « Ce soir (ou jamais !) » est l’émission culturelle la plus regardée. Et encore, on ne compte pas tous ceux qui l’enregistre ou la regarde sur internet.
Selon le mode de nomination, la liberté d’expression peut-elle encore se loger dans le service public ?
La liberté d’expression, c’est vous, animateur, qui la créez et la maintenez. Il faut arrêter de penser qu’il y a des gens tout en haut qui décident de vos invités et des sujets que vous abordez. Cela arrive peut-être ailleurs, je n’en sais rien, mais personnellement, ça ne m’est jamais arrivé. J’ai toujours instauré le cadre de ma propre liberté, personne n’a jamais essayé de l’entamer. C’est la responsabilité des animateurs, mais encore faut-il y croire. Moi j’y crois. Très souvent, les animateurs restreignent la liberté d’expression sur leur plateau parce qu’ils ont peur de déplaire, ou parce qu’ils veulent défendre un camp, voir triompher une idée plutôt qu’une autre. Ils font de la télé d’opinion, comme il y a des journaux d’opinion. Je fais une émission de débat sur une chaîne de service public, je ne peux pas me le permettre.
A côté de vos plateaux de « Ce soir ou jamais », vous montrez un goût prononcé pour le tête-à-tête…
Il y a des choses qui ne se disent qu’en tête-à-tête. C’est aussi l’occasion de s’intéresser vraiment et longuement à une personne, à des gens célèbres ou parfois moins célèbres.
Vous cultivez aussi un goût pour l’éclectisme…
Entre le bac et mon premier journal, je n’ai pas travaillé pendant dix ans. Dix ans de vacance, sans s. Je pouvais faire ce que je voulais, lire les livres que j’avais envie de lire, voir les films et les tableaux que j’avais envie de voir. Je n’avais pas de professeur, pas de programme. Je vivais comme un héritier oisif, sauf que je n’attendais aucun héritage. Et quand j’ai vu mes copains commencer leurs carrières respectives j’ai regretté de ne pas avoir fait d’études. Quel temps perdu ! Comment allais-je gagner ma vie ?
Finalement, ces dix années ont été mon apprentissage. Elles m’ont permis de m’intéresser à tout et d’emmagasiner énormément. Si je peux passer aujourd’hui de la crise économique à Nanni Moretti, du rap à la philosophie morale expérimentale, si je peux recevoir une heure en direct à la télévision Johnny Hallyday et Tony Blair, c’est grâce à ces dix ans. Je vis aujourd’hui de ces dix années pendant lesquelles je me suis souvent fait traiter de paresseux. Non sans raison d’ailleurs ! La paresse, c’est refuser de faire ce qui vous ennuie.
Il existe une constante dans vos émissions, c’est l’absence de chroniqueurs. Pourquoi ?
Parce qu’il y en a partout ! De nos jours, on ne peut plus faire une émission sans chroniqueurs. Surtout une émission culturelle ! Jacques Chancel n’avait pas de chroniqueurs dans « Le grand échiquier », ni Bernard Pivot à « Apostrophes ». Ils n’en avaient pas besoin puisqu’ils avaient d’excellents invités. Pourquoi prend-on des chroniqueurs ?
Parce qu’on a peur du vide, et l’on compte sur eux pour l’animation, pour s’engueuler. Moi je préfère tout miser sur les invités. Pour débattre de la crise économique, par exemple, j’ai eu, entre autres, Georges Soros, Joseph Stiglitz, Daniel Cohen, Jacques Sapir, Emmanuel Todd, Paul Jorion, Guy Sorman, Michel Aglietta, Jacques Généreux, Alain Cotta, Pascal Salin… Qu’est-ce que je ferais de chroniqueurs ? Pour qu’ils disent quoi ?