Gare aux amalgames
Tunisie/Libye : Après le succès électoral d’Ennahda, et l’annonce de la charia par un dirigeant libyen, la confusion règne dans les commentaires venus de France.
dans l’hebdo N° 1174 Acheter ce numéro
Peu avant la proclamation officielle des résultats du vote pour une assemblée constituante, le parti islamiste Ennahda revendiquait, mardi midi, de 25 à 30 % des suffrages.
Le mouvement Ettakatol (gauche), de Mustapha Ben Jaafar, et le Congrès pour la République (CPR, gauche nationaliste), de Moncef Marzouki, se disputaient la deuxième place. Ettakatol estimait son score à 15 %, ce qui lui donnerait un minimum de 30 sièges à l’échelle nationale (sur 217 à pourvoir), alors que Moncef Marzouki prévoyait un score identique pour son mouvement.
« Ennahda est certes majoritaire , commentait Khalil Zaouia, le numéro deux d’Ettakatol, mais nous sommes deux entités démocratiques, très faibles au départ, et qui se retrouvent avec une stature nationale pour construire la vie politique, et instaurer une modernité rationnelle dans un pays arabo-musulman. » En revanche, le Parti démocrate progressiste (PDP, centre-gauche), qui était donné en seconde position par les sondages, a reconnu sa défaite.
Les responsables d’Ennahda s’efforçaient de leur côté de rassurer sur leur engagement démocratique et le respect des droits des femmes. Ils n’ont pas manqué d’avoir aussi des mots aimables pour les partenaires économiques et commerciaux de la Tunisie : « Nous espérons très rapidement revenir à la stabilité et à des conditions favorables à l’investissement » , a affirmé Abdelhamid Jlassi, l’un des dirigeants du parti islamiste.
Cela n’a pas empêché, de l’autre côté de la Méditerranée, un déferlement de commentaires alarmistes d’un grand nombre d’éditorialistes et de personnalités s’exprimant généralement au nom de la laïcité. Comme si l’on découvrait ce qui était pourtant programmé depuis longtemps. L’influence d’Ennahda, son implantation dans les classes les plus pauvres de la société, son aura de « martyr » de l’époque Ben Ali ne faisaient pourtant de doute pour personne. Sans parler de l’inévitable procès en « double langage ». Comme si seuls les islamistes mentaient en politique.
N’avait-on pas troqué une autocratie militaire pour une dictature islamiste ? En fait, ces analyses alarmistes semblaient cacher une inavouable nostalgie du régime précédent, dont elles reprenaient l’argumentaire historique. Sans parler de l’amalgame entre le résultat d’un scrutin démocratique en Tunisie et la déclaration de Mustafa Abdeljelil, président du Conseil national de transition libyen, qui promettait pour son pays « la charia comme loi essentielle » , ajoutant que « toute loi qui violerait la charia [serait] nulle et non avenue » .
La comparaison est évidemment spécieuse. Ennahda est impliqué en Tunisie dans un processus démocratique, contraint, malgré son succès, à des négociations et des alliances avec des formations laïques. Et le pays, malgré Ben Ali, a conservé des structures sociales et politiques pluralistes, fût-ce dans la clandestinité.
Au contraire, la Libye a été politiquement laminée par quarante-deux ans de système Kadhafi, qui a mêlé clientélisme et tribalisme. Il n’est guère étonnant dans ces conditions que ses dirigeants provisoires, eux-mêmes issus du système Kadhafi, invoquent des références religieuses, à la fois identitaires et conservatrices.
Si la situation est évidemment beaucoup plus inquiétante en Libye, la question est de savoir si les vingt mois qui nous séparent, en principe, de la première élection démocratique vont permettre l’avènement d’un véritable paysage politique pluraliste. On est loin d’avoir des certitudes en ce domaine.
Ce qui doit inquiéter, ce n’est pas aujourd’hui l’invocation de la charia – qui peut donner lieu à de multiples interprétations –, c’est le climat de violence extrême qui règne encore dans le pays, et dont le lynchage de Kadhafi a donné une illustration effrayante. C’est l’absence de toute tradition politique. Quoi qu’il en soit, et quel que soit le colonialisme mental de certains de nos intellectuels et personnages politiques, la Libye ne ressemblera pas avant longtemps à la France ou aux Pays-Bas.