Les jumeaux de l’histoire
dans l’hebdo N° 1173 Acheter ce numéro
Les images de joie venues du Proche-Orient sont rares. Goûtons celles-ci qui nous ont fait partager, mardi, les retrouvailles d’un jeune soldat israélien avec sa famille, et celles d’hommes et de femmes, palestiniens, rendus aux leurs, après des années de séparation forcée (voir les détails de l’échange p. 8). Ces images, on les apprécie d’autant plus qu’elles ont une autre vertu : elles humanisent ces prisonniers palestiniens souvent réduits à une statistique. Elles nous font mesurer la douleur de ces gens si longtemps privés d’un être cher. L’étonnant, c’est que l’on ait besoin de ces moments d’émotion, pourtant si banalement humains, pour nous rappeler que ces familles souffrent de la même souffrance que les proches de Gilad Shalit. Si cela ne va pas de soi, c’est qu’un sourd préjugé s’est installé dans la société française, selon lequel ces quelque cinq mille cinq cents prisonniers palestiniens, « terroristes » jugés dans les règles de l’art, ne mériteraient pas notre considération. Ce n’est pas tant la presse qui le suggère que le discours homogène de quelques-uns de nos plus hauts responsables politiques.
Un cas, bien sûr, est venu illustrer jusqu’à la caricature ce préjugé que l’on n’ose qualifier. Celui du jeune Français de père palestinien Salah Hamouri. Depuis six ans qu’il purge une peine de prison au terme d’une condamnation expéditive, prononcée par un tribunal militaire, il n’a pas eu droit à un geste du gouvernement de son pays. Accusé par les autorités israéliennes d’avoir eu le « projet » d’attenter à la vie d’un rabbin extrémiste, il est victime d’une « justice » qui pratique ce qu’il est convenu d’appeler un « procès d’intention ». Si l’on veut bien comparer son délit virtuel avec celui de Gilad Shalit, il n’est pas sûr que nous ne soyons pas en face d’une certaine contradiction.
Car si Salah Hamouri n’a littéralement rien fait, le jeune caporal tankiste israélien – élevé depuis au grade de sergent – a été capturé par un commando palestinien alors qu’il était sur son char au point de passage de Kerem-Shalom, en lisière de la bande de Gaza. Il était en état de guerre, juché sur une arme lourde et dévastatrice prête à faire feu en direction d’un territoire étranger. Et c’est ici qu’il faut s’interroger sur les mots. C’est pourtant lui, Shalit, qui, dans le discours officiel français, est « l’otage » ; et c’est Hamouri le « prisonnier ». C’est lui, Shalit, qui a été « enlevé », alors qu’Hamouri a été « arrêté ». C’est lui, ce jeune soldat pris le doigt sur la gâchette, qui a eu les honneurs des discours du président de la République française, c’est lui dont les portraits géants ont couvert certains de nos bâtiments officiels, et dont les parents ont été reçus à l’Élysée, et qui fut cité par François Fillon au même titre que « nos » otages au Niger. Il faut redire ici que si nous avons souvent protesté contre le déséquilibre des traitements politiques entre ces deux jeunes gens, qui sont presque des frères jumeaux de l’histoire, nous l’avons toujours fait positivement : non pour critiquer l’engagement du gouvernement français en faveur du soldat Shalit, mais pour déplorer l’abandon total du jeune Français étudiant en sociologie de l’université de Bethléem.
Alors pourquoi cette différence de statut ? Et pourquoi, plus généralement, notre silence sur le sort de milliers de prisonniers palestiniens, parfois jugés en hâte par des tribunaux militaires, parfois détenus sans jugement au nom d’une « détention administrative » qui autorise tous les détournements du droit, victimes de rafles qui les tiennent pour collectivement responsables de délits dans lesquels ils n’ont aucune part ? Et toujours tenus au secret, dans le déni du statut de prisonnier politique auquel ils devraient avoir droit, comme le secrétaire général du FPLP, Ahmed Saadat, actuellement en grève de la faim avec 150 autres détenus. Comment ne pas apercevoir dans le discours français le reliquat d’une vision qui accorde toujours le bénéfice du « droit » à la puissance coloniale ?
Au lendemain des difficiles commémorations des massacres du 17 octobre 1961, et instruits par la mémoire douloureuse de notre propre histoire, il serait temps, dans ce conflit israélo-palestinien, qui nous est si proche, de nous départir d’une vision coloniale. Il serait bienvenu, par exemple, que le maire de Paris, qui a rendu hommage lundi aux Algériens massacrés par la police de Papon voici cinquante ans, accorde à Salah Hamouri le statut qu’il a accordé à Gilad Shalit. Et les mêmes égards à sa famille. Mieux vaut tard que jamais [^2].
La question coloniale n’appartient pas seulement à l’histoire. Elle a de forts relents dans la France d’aujourd’hui. Par les traitements que nous faisons subir aux immigrés, bien sûr, et aux sans-papiers, par un racisme alimenté de faux débats sur l’identité française, mais aussi par le regard que nous portons sur l’un des derniers conflits coloniaux de la planète. La France s’honorerait, par exemple, en demandant la libération de Marwan Barghouti, « oublié » de cet échange, qui aurait assez d’influence pour réunifier le camp palestinien, et devenir un porte-parole fiable dans une perspective de solution sincère. Alors qu’Israël préfère valoriser le Hamas, « l’ennemi utile ». En attendant, il faut espérer que le jeune Gilad Shalit, qui a eu des mots courageux et intelligents à son arrivée en Égypte, fera entendre une voix de paix dans son pays, qui en compte trop peu.
[^2]: (1) Salah Hamouri devrait être libéré le 28 novembre, après avoir purgé toute sa peine.
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.