Pauvre Lucien
dans l’hebdo N° 1171 Acheter ce numéro
Je l’aime bien, Lucien. Mon vieux copain Lucien. C’est le mec sympa, je dis pas. Mais des fois, je me demande quand même s’il est pas un peu… Comment dire ? Un peu ballot, quoi. Disons. Gentil, hein ? Mais ballot.
En 1981, il a voté pour les socialistes. Fallait le voir, place de la Bastille, à l’heure où blanchit la campagne : déchaîné, il était, le Lucien. « Vous allez rendre gorge, banquiers !!!! » , qu’il gueulait – si fort qu’on entendait chaque point d’exclamation. (Puis d’ajouter, cryptique : « À moi, Jean-Baptiste Doumeng, deux mots ! » ) Presque on a dû le maîtriser, avant qu’il n’attaque avec les dents les murs de la Société générale.
Deux ans plus tard, il était gravement calmé : il avait compris, comme tout le monde – à l’époque, Libération avait encore un nombreux lectorat –, que finalement, non, les banquiers n’allaient pas du tout rendre gorge.
On se foutait un peu de sa gueule, gentiment – sur le thème : ça va, Lulu ? Pas trop mal au cul ?
On se maintient, qu’il répondait : j’admets qu’ils ont moins rompu que (prévu) promis avec le capitalisme, mais ils ont supprimé la peine de mort, oui ou merde ? (Oh ! Ah ! Badinter !)
1997 : Lucien met dans l’urne son joli bulletin rose.
Pour le coup, on l’a prévenu : tu devrais faire gaffe, on lui a dit, ces gens – Jospin, Aubry, Hollande, Royal – ont l’air très moyennement déterminés à renationaliser la Société générale. (On veut pas t’inquiéter, Lucien, mais tout ça sent quand même très fort l’île de Ré.)
Je sais, je sais, concède Lucien, mais si on vote pas pour eux, la droite va repasser ici comme dans un moulin, avec son terrible cortège d’affaires marseillaises, et elle va tout privatiser – alors qu’ eux , non. ( Eux , du moins, ne se font pas des soupes de langues avec Claude Bébéar.)
Pauvre Lucien.
Je le croise, dimanche matin, avenue Jean-Jaurès : il distribuait des flyers pour le prochain débat-des-primaires-socialistes, « avec Laurent Joffrin, de Gala (pour les riches) » – c’était quelque chose d’assez pathétique.
Alors mon gars, je m’enquiers : ça se passe ? Tu prends toujours tes suppos et tes comprimés de Votutil™ ?
Je prends que dalle, il me fait : seulement moi , monsieur, je suis pas perché sur mon promontoire hitléro-trotskiste, et moi , monsieur, je passe pas mon temps à crier en canon avec la Pen qu’il faut qu’ « ils s’en aillent tous » – hep, madame, maaadame ? Vous en avez marre, de cette racaille ? Manuel Valls va vous en débarrasser !
Lucien, j’ai conclu, regarde-moi bien dans les yeux, et dis-moi la vérité : tu as encore lu un éditorial d’Alain Duhamel, hein ?
Mais déjà il n’entendait plus : il était en train de promettre à un passant qu’on lui rétablirait bientôt la retraite à 72 ans, à condition bien sûr que sa fille (c’est bien ta fille, là, Mohamed ?) retire de ses cheveux ce vilain fichu – non parce que la citoyenneté comporte aussi des devoirs, mon petit bonhomme.
Je l’aimais bien, Lucien.
Mon vieux copain.
Sébastien Fontenelle est un garçon plein d’entrain, adepte de la nuance et du compromis. Enfin ça, c’est les jours pairs.